Le carnaval est un événement-phare et populaire dans le calendrier culturel de la Guyane
Le carnaval est un événement-phare et populaire dans le calendrier culturel de la Guyane. Cette manifestation festive débute le premier dimanche qui suit l’Épiphanie jusqu’au mercredi des Cendres. Le personnage du Touloulou apparaît essentiellement les vendredis et les samedis soir dans des dancings.
Le carnaval est un événement-phare et populaire dans le calendrier culturel de la Guyane. Cette manifestation festive débute le premier dimanche qui suit l’Épiphanie jusqu’au mercredi des Cendres. Le personnage du Touloulou apparaît essentiellement les vendredis et les samedis soir dans des dancings. Il se pare de manière particulière en abordant bien souvent des thèmes d’actualité tirés d’événements ou de faits sociaux locaux. La magie de ces bals paré-masqué avec leurs orchestres sont autant de rendez-vous qui participent à la singularité du carnaval guyanais et qui s’articulent autour du mystérieux personnage qu’est le Touloulou. La nuit est son lieu de prédilection ; il devient une créature hybride, suscitant le mystère et engendrant bien souvent des pulsions émotionnelles. Dans le cadre du bal masqué contemporain (depuis les années 1950) plus que dans toute autre manifestation, le Touloulou incarne l'inversion des rôles, ici liée au rapport de genre, une caractéristique forte du carnaval. Comme tout autre trait culturel, il évolue au fil du temps notamment vers les années 1980, car il est sujet à de nombreuses influences.
Le groupe socioculturel créole guyanais, construit au cœur de la période esclavagiste, est à l’origine du carnaval de Guyane. Comme le sens du terme « créole » est ici assez particulier, il apparaît in- dispensable d’en donner une définition. Pour ce faire, nous nous réfèrerons à ce qu’en dit Marie- José Jolivet (1997), selon laquelle le mot « créole » « vient du mot criollo qui, au XVIe siècle, était employé par les Espagnols pour désigner leurs enfants nés aux Indes occidentales. Telle était toujours la définition du mot « criole » dans le dictionnaire de Furetière datant de 1690. Pour les Français, qui le transformèrent bientôt en créole, le terme devint largement synonyme de Blanc né aux colonies. Cependant, la distorsion commençait à apparaître entre la définition retenue en Eu- rope (et dans les dictionnaires) et la pratique locale. Dès la fin du XVIIe siècle, en effet, dans son Nouveau voyage aux Isles de l’Amérique, le Père Labat parlait d’esclaves créoles par opposition aux esclaves de traite. D’une manière générale, ce terme qualifiait en fait la descendance locale d’une espèce importée : on parlait aussi de maïs créole ou de bétail créole. Appliqué aux êtres hu- mains, le mot désignait donc une personne née sur place de parents immigrants et par là même distinguée aussi bien des autochtones que des nouveaux venus. Cette nuance est particulièrement importante pour la Guyane où les Créoles se distinguent toujours à la fois des Amérindiens et des immigrants » [La Créolisation en Guyane, Paris, EHESS, coll. « Cahiers d’Études africaines », 1997, p. 816], mais aussi des Marrons issus du grand marronnage de l’actuel Suriname.
M.-J. Jolivet met encore l’accent sur le rapport initial de la créolisation à l’assimilation des grandes valeurs de l’Europe chrétienne, dans le cadre de la situation particulièrement coercitive de l’esclavage [op. Cit., p. 820-821]. Les Créoles ont construit des savoir-être, des savoir-faire et des savoirs, un rapport au monde en lien avec le contexte environnemental et humain qui était le leur, tout en gardant la mémoire même traumatique de ses origines. Ainsi s’inscrivent dans les origines du car- naval, certes, les pratiques observées chez les maîtres lors des moments festifs dans l’habitation, mais aussi la mémoire trouble et lointaine des danses et manifestations rituelles des masques des terres d’Afrique. Cette combinaison singulière est probablement à l’origine du Touloulou, figure emblématique du carnaval guyanais, tradition populaire crée, entretenue et transmise par la société créole.
Cette manifestation festive est partagée par des membres d'autres communautés vivant sur le sol guyanais. En effet, l’exogamie propre aux grandes villes de la côte de la Guyane favorise le partage de cette tradition avec des ressortissants des autres communautés. Ainsi, tout le monde « ne fait pas touloulou », mais beaucoup, à leur manière, prennent part au projet Touloulou, intégré dans un ensemble d'actions valorisant le mieux vivre ensemble. Du commerce alimentaire de proximité (le libre-service chinois), en passant par le commerce de l'habillement (libanais) par la vente de produits agricoles (commerces hmong, bushinenge, créoles), l'art et l'artisanat (créoles, brésiliens, Guyaniens), l'ensemble du tissu social, dans sa dynamique pluriculturelle, converge vers cette période sacrée afin qu'elle soit unique.
Les différentes vagues migratoires ont permis à d’autres groupes culturels de s’impliquer dans la société guyanaise. Ainsi, on retrouve divers apports culturels parfois combinés, réinterprétés ou simplement juxtaposés dans le carnaval cayennais, ce qui fait sa spécificité. Il n’a cessé de varier, de se construire, tout comme la société créole guyanaise.
Le carnaval de Guyane se déroule chaque année dans toutes les communes de Guyane, y compris plus récemment et dans celles de l’intérieur avec moins d'ampleur que sur le littoral. Si toute personne déguisée et masquée était désignée par le titre de Touloulou, on note que, depuis quelques années, une capture de la fonction est faite par le Touloulou du bal paré-masqué dans les dancings qui lui sont dédiés. Ces derniers accueillent les orchestres carnavalesques actifs sur le territoire durant toute la période du carnaval. Ils se produisent dans plusieurs villes, à Cayenne (dancing Nana), Matoury (dancings Polina et Kalinana), Macouria (Grand Blanc et ferme Zulémaro), Kourou (dancing la Matado) et Saint-Laurent (Manococo).
Du fait d’une diaspora discrète mais réelle, la communauté guyanaise de l'hexagone fait revivre et partage cette pratique carnavalesque, avec une adaptation du déroulement de la fête. L’espace physique et le contexte n'étant pas les mêmes, la mise en place de la démarche festive se modifie quelque peu. On observe un changement dans la configuration du lieu de réception, une restauration sur place, la mise en place de leçons de danse. Le tout est encadré par le groupe musical Dokonon dans les salles de fêtes (salle Sabrina, salle Chaptal ou encore espace La Villa) de la banlieue parisienne (Pierrefitte-sur-Seine, Aulnay-sous-Bois, Saint-Denis) et louées pour l'occasion. Cette période festive est présente à Paris, Bordeaux, Montpellier et Toulouse, et ce, grâce au dynamisme des Guyanais établis dans ces régions (travailleurs, étudiants).
On retrouve la pratique du Touloulou du bal paré masqué en Martinique, avec une variante adaptée à sa niche culturelle. Le bal paré-masqué guyanais a été introduit en Martinique en 1973. Il se déroulait dans une boîte de nuit nommée le Tam-tam. En 2003, il s'étend dans des lieux différents : à la Fazenda à Rivière-Pilote, au domaine de Rivière Blanche à Saint-Joseph, puis à la Casa des Artistes au Lamentin. Ces soirées étaient animées par des orchestres guyanais qui se déplaçaient uniquement le Lundi gras.
Bien qu'il affiche des influences extérieures, le personnage du Touloulou est propre à la Guyane. Il est unique et est lié à une pratique unique et spécifique à la Guyane. En témoignent les rites et codes mis en place avant, pendant et après les bals parés-masqués.
Le carnaval de rue
La Fédération et le Comité des festivités carnavalesques proposent chaque année une manière originale de débuter le carnaval en accueillant le Roi : ainsi, Vaval est arrivé, entre autres, par la mer, par hélicoptère, est sorti d’une trappe, est apparu d’un livre géant, a sauté en parachute…. Cette renaissance est toujours triomphalement accueillie par le public qui accompagne Vaval dans les rues de Cayenne1.
Les décorations lumineuses placées par la Ville de Cayenne pour les fêtes de Noël et du jour de l’An
sont utilisées pour le carnaval. S’y ajoutent quelques vitrines de magasins décorées d’objets carnavalesques. Cependant, l’annonce de la fête est plutôt discrète, le carnaval de Cayenne existe sans artifices.
Depuis une vingtaine d’années, le Comité suggère un circuit pour éviter les croisements de groupes, devenus difficiles avec l’augmentation du nombre de spectateurs et de participants. Depuis quelques années, les cavalcades ont lieu principalement dans l’avenue Léopold-Héder de Cayenne et les groupes masqués poursuivent leur parcours vers la place des Palmistes. Cette place du centre-ville a longtemps été ignorée au profit d’autres rues (notamment l’avenue du Général-de- Gaulle, considérée comme l’artère principale de la ville). Aujourd’hui, ces rues devenant trop étroites, la modification s’est faite naturellement vers la grande place qui accueille la population. Les habitants ont imposé les défilés dans les artères qu’ils reconnaissent comme étant le centre de la ville.
En outre, de nombreuses émissions de télévision, de radio, des articles et les réseaux sociaux informent de ce qui se passe dans les rues et les salles de bal. Durant cette période, le carnaval de Cayenne est ainsi placé au centre des préoccupations des Guyanais.
Les rues concernées doivent être libérées par les automobilistes avant 14 heures. Les défilés commencent vers 17 heures. Au fil des années, les défilés ont gagné en durée : en 1990, ils s’achevaient à la tombée de la nuit, vers 18 heures 30 ; en 1996, vers 19 heures ; en 2000, de nombreux groupes se disloquaient après 20 heures. Aujourd’hui, pour des raisons de sécurité, la Ville de Cayenne impose la dislocation des groupes à 18 h 30.
Le dimanche, des spectateurs reprennent les mêmes places dans la rue. Pour cela, certains arrivent plus tôt que les autres, en portant parfois sous le bras des chaises pliantes. Il se crée ainsi des contacts entre « voisins » de trottoir ; on se reconnaît, on se sourit puis on en vient à entamer la conversation. D’autres spectateurs sont confortablement installés à leur balcon, où ils accueillent la famille, des amis autour de jus de fruits et de gâteaux « faits maison ». En attendant les Toulou- lous, la rue est occupée par les enfants, parfois déguisés, et les vendeurs ambulants de boissons, ballons et friandises.
« Touloulou » est le nom donné à toute personne déguisée pendant le carnaval. Autrefois, Touloulou désignait dans la vie quotidienne toute personne mal habillée, mais l’origine de ce terme, cité par le Bulletin de la Marine dès 1858, n’est pas élucidée. Il serait issu du mot français « Tourlourou », appellation populaire donnée aux soldats d’infanterie de ligne et synonyme de bidasse ou trouffion (Aline Belfort). C’est aussi, aux Antilles, le nom vulgaire « des espèces du genre gécarcin (décapodes) et principalement du gécarcin ruricole de Latreille, qui est le cancer ruricole de Linné, ou crabe de terre, dit tourlourou par les matelots, qui le comparaient au fantassin de l’armée de terre » (Littré, éd. 1970, p. 6382). Ce terme, aussi donné aux Antillais ayant participé, dans les tranchées, à la Première Guerre mondiale, fait dans tous les cas toujours référence à des personnes en uniforme (Auxence Contout).
Les Créoles utilisent le mot Touloulou pour désigner toutes les personnes déguisées : les Touloulous solitaires, les Touloulous sales et les Touloulous des bals parés-masqués.
Les groupes de rue
Des groupes formés en association loi 1901 sont inscrits aux différents comités des festivités carnavalesques contre le versement d’une cotisation annuelle. Cette adhésion n’est pas obligatoire ; les groupes de rue structurés s’y inscrivent principalement. Les autres carnavaliers, appelés Touloulous sales et Touloulous solitaires, proposent une forme de défilé plus ancienne et ne s’inscrivent jamais auprès des comités. Ainsi, deux représentations cohabitent dans les rues : d’une part, la tradition représentée par les Touloulous sales et solitaires ; d’autre part, la modernité, incarnée par les groupes structurés et les concours.
Les groupes structurés portent un nom, ont un leader et un bureau élu, qui organise des journées de répétition pour les musiciens, décide d’un thème pour le costume du dimanche et prévoit des points d’arrêt pour se désaltérer pendant les défilés. Certains groupes demandent des cotisations annuelles ou mensuelles car leur activité dépasse la période carnavalesque, alors que d’autres pratiquent des paiements mensuels ou hebdomadaires uniquement pendant le carnaval.
Les groupes sont avant tout issus de quartiers et deux groupes peuvent difficilement cohabiter dans le même quartier : là où deux groupes coexistent, ils se disputent les musiciens et les danseurs. Ce qui attire les participants est avant tout la qualité de la musique. Les musiciens avouent que plus il y a de participants, plus ils sont encouragés à jouer. Parfois, la naissance d’un groupe est la conséquence de la scission d’un autre.
La rue n’est pas neutre. On n’appartient pas à un groupe par hasard. On choisit un groupe pour son appartenance au quartier, son appartenance ethnique, parce qu’on est jeune ou vieux, riche ou pauvre, homme ou femme. Chaque groupe fait son carnaval, qui ne coïncide pas avec celui du voi- sin, mais tout le monde y participe et a le sentiment d’en faire partie. Ces oppositions décrivent la société guyanaise elle-même et ses mutations.
Avant la Seconde Guerre mondiale, la population guyanaise est encore à majorité rurale. La départementalisation favorise l’urbanisation. Le recensement de l’après-guerre montre que la population urbaine l’emporte largement [Mam-Lam-Fouck, 1992, p. 362]. Aujourd’hui, l’île de Cayenne, zone fortement urbanisée, rassemble plus de la moitié de la population. Or, E. Le Roy Ladurie constate, en partant de l’observation du carnaval de Romans, qu’il se crée des conflits « dès que le carnaval cesse d’être purement agraire, dès qu’il veut décrire des groupes, exprimer la fête urbaine ou du moins collective… » [Le Roy Ladurie, 1979, p. 345].
Fonder un groupe carnavalesque est un moyen pour des jeunes des quartiers dévalorisés d’être reconnus aux yeux des autres et en particulier de leurs aînés. Dans la rue, les groupes de jeunes donnent une impression de désordre et d’anarchie. Or, en regardant de plus près, on observe qu’ils ont des règles établies par le Bureau de l’association, qu’ils tiennent des réunions pour organiser leurs répétitions, les sorties du groupe, le choix des sponsors, la restauration des musiciens, et régler les problèmes relationnels entre les membres. C’est le lieu où chacun s’exprime à travers la musique, la couture, la danse ou la gestion d’un groupe. Cela permet aux jeunes habitants du quartier de se réunir et de s’investir dans une même entreprise. À travers leur groupe, ils montrent la valeur de leur quartier, donc leur propre valeur.
Financièrement, ces groupes ne peuvent rivaliser avec les autres, en particulier dans les costumes. La musique prend alors toute son importance. La plupart des musiciens sont autodidactes, puis les meilleurs forment les autres. Ils sont en moyenne une soixantaine par groupe. Les instruments utilisés sont beaucoup plus variés que dans un groupe d’anciens : trompettes, trombones, saxophones, basses, contrebasses, caisses, cymbales, cloches, cha-cha (hochet), steel-band… Pour progresser, certains s’inscrivent aux cours dispensés à l’école de musique. Ils perfectionnent aussi leur pratique d’un instrument en détournant de leurs fins des objets de la vie quotidienne : les barils de plastique épais, garantissant l’étanchéité des produits importés, servent de tambours (bonm latcho kochon ou bonm kochon)2. Contrairement à leurs aînés, les jeunes chantent peu, la musique est rarement accompagnée de paroles. Ils lancent parfois quelques phrases et les répètent à plusieurs reprises.
Les jeunes adoptent une autre attitude par rapport à la fête, dans laquelle les anciens groupes ne se retrouvent pas. Toute modification, tout changement rappellent que le temps passe. Les générations entrent alors en conflit, l’une pensant perdre peu à peu de son pouvoir. Pourtant, les influences sont là, les jeunes prennent exemple sur les plus anciens. De plus en plus nombreux sont les groupes de jeunes qui imitent l’organisation des ainés. Ils suivent donc un exemple et c’est l’unique façon pour eux de gagner les prix offerts par le Comité lors de la grande parade décrite plus loin. À l’exception des Brésiliens, les groupes carnavalesques défilent toujours à pied. Tous se fixent rendez-vous au centre-ville, où ils se retrouvent aussi pour se désaltérer. Beaucoup d’entre eux organisent un service de sécurité pour écarter les spectateurs et prévenir les bagarres.
Au fil des années, les associations se sont attribuées un nom souvent choisi dans le lexique des langues régionales : Malani (fleuve situé au nord-ouest de la Guyane), manaré (tamis permettant de façonner les grains de manioc), kassialata (plante utilisée pour soigner les maladies de peau dans la médecine traditionnelle créole guyanaise), la kalbas (courge qui, vidée et séchée, peut servir de récipient), Mayouri tchô Neg (en français, « Entraide des cœurs nègres »), Woeulamila (personnage mythique terrestre et nom donné au village Espérance chez les Kali’na) du village Espérance de Saint-Laurent-du-Maroni. Le vocable proche « Wonulimae » signifie : je me transforme/je me déguise, Kaakiti (en français, « force vitale ») d’Apatou, Touvenan di parada (en français, « Les tout venant de la parade »). Inscrit sur une banderole placée en tête du cortège mais aussi sur les instruments, le nom choisi est un des modes d’expression de leur identité. Il per- met de se différencier des autres. Le nom du quartier peut figurer également sur la banderole.
Outre la musique et la danse, les groupes carnavalesques avouent avoir une autre occupation :
« dire bonjour aux gens que l’on connaît » ! « Dire bonjour » et « être vu » sert à revendiquer son appartenance au groupe. Certains avouent que défiler, c’est se sentir important, il faut donc être vu. Ainsi, le port du masque est un autre sujet de discorde entre les générations. Élément indispen- sable il y a encore vingt ans ans, il n’est plus, aujourd’hui, prisé par les jeunes. Dans le carnaval eu- ropéen, « le masque peut être considéré comme un appel à l’accomplissement d’un désir refoulé » [Y. Geffroy, 1988, p. 182]. L’approche de Y. Geffroy assimile le masque à un passeur d’âmes. Il per- met de communiquer avec l’au-delà et favorise l’extériorisation des désirs du porteur, ses pulsions confrontées aux interdits. Il est aussi le miroir de l’âme du spectateur et il n’a que le visage qu’on lui prête : le jugement du masque est subjectif. Pour le spectateur, c’est « la personnification d’un conflit extérieur » [op. Cit., p. 183]. Le masque est un écran entre le porteur et le monde extérieur : le porteur est en position de voyeur, il voit sans être vu et il est lui-même fait pour être vu. Le déguisement du corps est important pour achever la métamorphose : « le vêtement est le masque du corps et, en fait, c’est le corps du masque » [op. Cit., p. 184]. On se déguise, on change sa manière de marcher, de parler, chaque pièce de vêtement représente une force que l’on se donne [ op. Cit., p. 182-184]. Ainsi, les Touloulous solitaires comme ceux des bals parés-masqué, par leur concep- tion, exigent le port du masque.
Les costumes « traditionnels » La majorité des groupes structurés préfère défiler avec leur création. Très peu d’entre eux utilisent des costumes « traditionnels ». Actuellement, ces derniers sont plutôt portés par les Touloulous solitaires. Ces costumes existaient avant que les groupes ne soient structurés, on peut donc com- prendre que certains personnages, s’ils veulent jouer leur rôle, évoluent mieux seuls que dans un groupe. Mais quelques costumes traditionnels sont appréciés par les groupes. Aujourd’hui, généralement les plus présents sont le Jé farin, la Rivière salée, la Coupeuse de cannes, le Soussouri, le Zombi baré-yo et Lan-mô. L’histoire de ces costumes est directement liée à la culture créole guyanaise, et pourtant d’origines diverses. Ils sont aussi le reflet de l’imaginaire, des croyances et des peurs.
Le Jé farin (en français, « jet de farine ») est un Touloulou tout de blanc vêtu, portant une cagoule, une chemise à manches longues et un pantalon. Il est coiffé d’un long cornet et porte un tablier contenant de la farine. Il est chargé d’en asperger l’assistance. Autrefois, il poursuivait les enfants qui le défiaient et enfarinait leur visage. Aujourd’hui, cette coutume n’existe plus : la farine, jugée trop salissante pour les spectateurs endimanchés, est remplacée par des confettis. En Europe,
J. Caro Baroja note que la farine est un élément très répandu dans le carnaval [Le Carnaval, 1979, p. 89].
Dans certains pays, on envoie des cendres sur les spectateurs ; ailleurs, des graines. Ces gestes sont interprétés comme des rites de fertilité. Les aspersions sont inversées : le Jé farin sème la farine, résultat du produit récolté. L’assimilation d’une tradition européenne est présentée dans le carnaval cayennais : ces aspersions existent à Nice (jet de fleurs) ou Binche (jet d’oranges).
R. Caillois a étayé le processus de l’inversion : « le temps épuise, exténue. Il est ce qui fait vieillir, ce qui achemine vers la mort, ce qui use » [L’Homme et le sacré, 1950, p. 128]. Chaque année, tout ce qui existe doit être rajeuni : la végétation se renouvelle et la vie sociale, comme la nature, inaugure un nouveau cycle. Il faut recommencer la création du monde. Les cérémonies de fécondité assurent la renaissance de la nature et les cérémonies d’initiation celle de la société. En période de la fête, l’ordre du monde est suspendu, tous les excès sont permis et tout doit être effectué à l’envers [ibid.].
Le costume de la Rivière Salée est un costume féminin aux multiples usages : il est porté dans les groupes structurés, par les Touloulous solitaires et dans les bals du samedi soir. Les Créoles guyanais attribuent à ce costume une origine antillaise ; aujourd’hui il n’aurait d’antillais que le nom car les costumes ne sont pas les mêmes. Aux Antilles, les lavandières à la rivière remontaient la jupe de leur robe à la manière Rivière Salée, elles ne portaient pas de jupons. En Guyane, le costume est une longue robe à manches longues taillée dans un tissu à fleurs. Elle remonte à la taille, où elle est attachée par un carré de tissu, pour laisser apparaître un jupon blanc. La Rivière Salée n’a jamais été un costume traditionnel guyanais, il reste réservé au domaine carnavalesque.
Ce costume sert aussi aux Coupeuses de cannes, qui rappellent le travail servile, l’introduction de la canne à sucre remonte au début de la colonisation. En Guyane, la coupe de la canne n’a jamais été automatisée. Autrefois, la bande carnavalesque était menée par un commandeur armé d’un fouet et vêtu d’un costume de colon. Aujourd’hui, les coupeuses de canne revêtent une robe bleue courte portée sans jupon, qui ressemblerait plus à l’habit de travail de rigueur dans les plantations. Ainsi, l’habit abandonné dans la vie devient un déguisement. Tout comme le Jé farin, la Coupeuse de canne gaspille dans le but de garantir l’abondance future. Durant le carnaval, pour se protéger des malheurs de l’année, on joue l’inverse, il n’y a de place que pour l’abondance. Dans les sociétés rurales européennes, on forçait la prospérité des prochaines récoltes, en dépensant sans compter. Pour C. Gaignebet et M-C Florentin, « face à l’univers carnavalesque, toutes les doctrines mystiques de dépouillement apparaissent nettement suspectes. Tout ce qui s’engage sur la voie de la privation et dont le principal effet est de dessécher, racornir le savoir, trahit une démarche anti-initiatique. Comment imaginer de fêter le printemps, les forces et la grande folie créatrice dans le dé- pouillement et l’austérité ? » [Le Carnaval, 1974, p. 113]. R. Caillois développe l’idée que le carna- val serait relatif aux saisons. On s’adonnerait au carnaval lors d’une phase critique du rythme sai- sonnier. En Guyane, la période carnavalesque correspondrait ainsi à la saison des pluies, qui dé- bute au mois de novembre pour s’achever en juillet, avec au milieu une période sèche appelée « pe- tit été de mars ». À ce propos, R. Caillois décèle que le carnaval a lieu « quand la nature semble se renouveler, quand un changement visible s’effectue en elle aux yeux de tous : au début ou à la fin de l’hiver, dans les climats arctiques ou tempérés ; au début ou à la fin de la saison des pluies, dans la zone tropicale » [op. Cit., 1950, p. 137].
Outre cet appel à l’abondance, le carnaval est le lieu où s’expriment les peurs. Le Soussouri, c’est la chauve-souris. Le costume est une grande vareuse bicolore : une couleur pour un côté du corps et une aile, une seconde pour l’autre côté, la couleur noire étant toujours l’une d’elles. Le costume est confectionné en tissu satiné ; la tête triangulaire du personnage et ses ailes, cousues sous les bras, sont multicolores. Selon le folkloriste A. Contout (1996), le costume du Soussouri était entièrement noir, puis, « l’envahissant Arlequin, venu d’Italie, et qui a effectué un tour du monde, faisait partie intégrante du Carnaval de Guyane. Son costume bigarré lui a été soufflé par le Soussouri ». Il enfermait les enfants dans ses ailes, au bout desquelles il portait des épingles dont il se servait pour piquer le public. Aujourd’hui, il ne joue plus ce rôle et les épingles ont disparu. Dans l’imaginaire créole guyanais, cet animal apparaît dans les contes comme un suceur de sang, envoyé par le diable pour voler la vie pendant le sommeil. Les Zombi baréyo sont des revenants, des mauvais esprits. Le Zombi porte une cagoule blanche tri- angulaire serrée au cou par un ruban rouge et une robe blanche pincée à la taille par une écharpe rouge. Dans les rues, les Zombis avançaient autrefois en file indienne, tenaient une corde au niveau du cou et encerclaient les spectateurs en sifflant. Ils apparaissent aujourd’hui au sein de groupes structurés, sans corde et sans sifflements. Selon les contes, ils élisent domicile au pied des fromagers. Celui qui vient déranger le Zombi se fait « barrer » (interpeller) par lui et disparaît à jamais. Les Cayennais lui accordent une origine antillaise : en créole antillais, le pronom personnel « ils » se dit « yo », alors que dans le créole guyanais de Cayenne, « ils » se dit « yé ».
Les Créoles guyanais s’approprient ce grand mystère qui hante chaque être humain, les spectateurs ne taquinent donc pas le personnage de Lan-Mô, présent pour conjurer le sort : ne pas perdre ses proches et éloigner sa propre mort. Le personnage de Lan-Mô est vêtu d’un grand drap, d’une chemise et d’un pantalon blancs et porte un masque de squelette. Depuis quelques années, des costumes plus élaborés, disponibles dans le commerce, apparaissent, telle la combinaison noire, sur laquelle un squelette humain est imprimé en blanc. Loin des revenants, des ancêtres ou des mauvais esprits de la forêt, c’est Lan-Mô, la mort en personne, qui est de sortie. Les vivants la font danser, chanter, vivre parmi eux sans l’importuner. Le carnaval voit le retour des morts parmi les vivants. Les âmes des morts circulent autour d’eux. À Romans, selon E. Le Roy Ladurie, ces masques macabres peuvent influencer en bien ou en mal l’année à venir. Il est primordial de bien les recevoir pour qu’ils « garantissent aux humains une bonne année et une bonne santé » [op. Cit., 1979, p. 342]. Pour R. Caillois, la présence des revenants déclenche l’interruption violente du cours de l’histoire naturelle : « pendant cette suspension de l’ordre universel que constitue le changement d’année, toutes les barrières se trouvent abattues et rien n’empêche plus les trépassés de visiter leurs descendants » [op. Cit., 1950, p. 144].
Les Touloulous solitaires
Les tenants de la « tradition » comprennent les Touloulous solitaires, qui n’ont pas d’orchestre, ne chantent pas et parlent peu. Ce sont les masques qui maîtrisent le mieux l’intrigue, car la plupart d’entre eux respectent une règle d’or : l’anonymat complet.
Le Gorille est un personnage présent tous les dimanches Il s’attaque aux jeunes filles en leur lançant de la farine ou en faisant mine de les kidnapper. Les belles se débattent et poussent des cris qui provoquent les rires de l’assistance. Il est le cauchemar des enfants, sa technique consiste à les surprendre par-derrière en poussant des grognements. Certains personnages portent le déguisement complet du Gorille, ce qui contribue à le rendre plus inquiétant ; d’autres n’ont que le masque et portent des treillis pour couvrir le reste du corps. Y aurait-il une analogie entre l’homme sauvage connu en Europe et le Gorille cayennais ? L’homme sauvage et l’ours forment un unique person- nage en Europe. Selon M. Grinberg, on « retrouve l’ours au XXe siècle à Rome et au-delà du Moyen-Âge dans de nombreux carnavals » [Carnaval du Moyen-Âge et de la Renaissance, 1988, p. 51]. Le 2 février, il a la charge d’annoncer l’arrivée du printemps ou le maintien de l’hiver. L’homme sauvage, la tête hirsute et le corps velu, est un personnage familier de la littérature mé- diévale ; il vit dans la forêt où il est entouré d’animaux sauvages [Cl. Gaignebet et M.-Cl. Florentin, op. cit., 1974, p. 50]. Les divinités présidant à la croissance ont en commun cet aspect velu et hir - sute [op. cit., p. 51]. L’animal poilu serait lié à la fertilité de la femme et de la terre. Pour Y. Geffroy, les fêtes masquées sont « l’occasion pour chacun de sentir la bête en soi, de faire la bête, et pas seulement en prenant des masques d’animaux. La possibilité est offerte de céder à divers élans pul- sionnels, de les retrouver (…) parce que l’on est en carnaval, nombreux sont les rites qui organisent des fantasmes à caractère sexuels. La montée de sève que célèbre l’homme sauvage se retrouve dans les pouvoirs associés à des figures animales » [op. cit., 1988, p. 183]. Le gorille réveillerait la virilité masculine et garantirait le pouvoir de se reproduire. Y. Geffroy poursuit en constatant « que les adultes n’hésitent pas à pénétrer dans le royaume d’enfance de carnaval. Incarner tous ces per- sonnages c’est une manière de conjurer et de maîtriser l’angoisse qu’ils suscitent parfois loin de notre propre conscience. Sachant que faire peur et se faire peur n’est pas sans procurer une cer - taine jouissance » [op. Cit., p. 185].
Les Balayeuses se chargent de salir les pieds des spectateurs. Elles portent la robe Rivière salée, un masque de vieille femme et tiennent un balai à la main. Autrefois, ce personnage était joué par des hommes plutôt grands ; aujourd’hui, les femmes se sont aussi approprié ce personnage. Le balai est un objet soumis à un rite d’inversion, il ne sert pas à nettoyer mais à salir. Souvent fait à la main, il est appelé « balai créole ». Pour sa confection, deux arbustes sont utilisés : la golette et la liane franche. Le premier produit le manche ; le second, grâce à ses fines branches, fournit la brosse du balai. Cette balayeuse ressemble à la vieille sorcière des contes de fées européens. À ce propos, Y. Geffroy explique que la figure de la sorcière met en scène un conflit œdipien, en symbolisant le « rapport hostile mère/fille ; image de la mère dévorante mais aussi prête à châtier la haine que lui voue sa fille ; mais aussi les conflits sexuels ultérieurs : frigidité, problèmes de séduction » [op. Cit., p. 182].
Un autre personnage raconte une partie de l’histoire des Créoles guyanais de Cayenne : le Bèf volò bèf, bœuf ou buffle, qu’un homme retient par la taille à l’aide d’une corde et empêche d’attaquer le public. Le plus souvent, le Bèf est joué par un homme vigoureux et le propriétaire, par un gringalet. Ceci augmente l’angoisse du public qui se demande combien de temps il maîtrisera la « bête » ? Bien entendu, le propriétaire accentue sa faiblesse. Dans les années 1920, des troupeaux de Bèf volò Bèf déambulaient dans les rues. Il y a une dizaine d’années encore, les enfants le provoquaient en criant « Bèf volò Bèf ! » et fuyaient à toutes jambes pendant que le bœuf les chargeait. La présence du bœuf serait due au fait qu’au début du XXe siècle, l’approvisionnement des habitants de Cayenne en viande bovine était insuffisant. Comme le Jé farin et la coupeuse de canne, le Bèf serait mis sur la scène du carnaval dans le but d’attirer la prospérité.
Les Vidangeurs rappellent une période de l’histoire de la Guyane : le bagne3. De nuit, les bagnards arpentaient les rues de Cayenne afin de vider les tinettes des habitants dans de grands tonneaux. Le service était assuré grâce à une charrette tirée par un buffle. C’est une manière de représenter une fonction fondamentale de cette époque où les fosses d’aisances et le tout-à-l’égout n’existaient pas. Les Nèg marron, représentation symbolique de l’esclave, sont presque nus et s’enduisent le corps de suie et d’huile. Ils ne portent qu’un kalenbé (cache-sexe). Ils se colorent la bouche de graines d’awara (fruit oléagineux), gardées dans la bouche et serrées entre les incisives supérieures et inférieures, de manière à les mettre en évidence. Dans le carnaval actuel, le Nèg marronNèg marron s’en donnaient à cœur joie pour salir les beaux spectateurs endimanchés. Dès qu’ils en salissaient un, ils s’enduisaient d’une nouvelle couche de mélange noir pour attaquer la prochaine victime. Aujourd’hui, ces scènes sont rares car les spectateurs n’apprécient plus le fait d’être sali (certains sont prêts à se battre) et les Touloulous considèrent comme de plus en plus fastidieuse l’utilisation d’un tel mélange, le nettoyage de la peau étant trop long. Selon A. Contout (1996), le vocable marron s’applique, par extension, à tout ce qui est pratiqué dans des conditions illégales. Selon R. et S. Price, la tradition n’est pas appréciée par les groupes Marrons de Guyane ( Aluku, Djuka, Paramaka, Saramaka, Matawaï et Kwinti), « pour qui elle témoigne d’un regard hautement condescendant » [Les Marrons, 2003, p. 97]. Mais le carnaval est aussi le lieu privilégié de repré- sentation des personnages marquants de l’histoire. Les populations descendantes de Noirs marrons n’ont pas toujours été valorisées par les Créoles, qui les insèrent dans la catégorie des étrangers car majoritairement originaires du Surinam. En revanche, la représentation symbolique de l’esclave marron est toujours héroïque. Le Bobi est habillé d’une combinaison à manches longues, d’une longue queue et d’une cagoule d’où dépasse un museau, l’ensemble fait de toile de jute. Autrefois, Bobi se promenait avec un dompteur, chantait et dansait au son d’une flûte. Il devait exécuter les ordres du dompteur qui, parfois, demandait au public ce qu’il désirait voir Bobi faire.
S’il n’obtempérait pas, il était roué de coups de fouet ; Bobi avait pour rôle de faire le contraire de ce qu’on lui demandait. Après la repré- sentation, le dompteur quêtait auprès du public ; à Cayenne, comme dans les carnavals européens, le public était généreux : les masques étant associés aux morts, il était important de bien les traiter pour éviter de s’attirer des malheurs. L’usage du fouet est général en Europe ; selon B. Coussée, il aurait la fonction d’expulser les démons, « responsables de la disette et de la stérilité » [Sacré carnaval, 1989, p. 38]. M. Mesnil, étudiant le dompteur et l’animal dans les carnavals de Roumanie et des Pyrénées, présente ce couple comme l’expression d’un rapport de domination du personnage humain sur l’animal ; le dompteur serait un médiateur par rapport à la communauté (culture) et à l’ours (nature) [« Mascarades et jeux de signes », 1988, p. 22-24]. Bobi est-il un ours ou un éléphant ? Pour les uns, il résulte de l’impact en Guyane des premiers montreurs d’ours, mais Bobi a une longue queue et un long museau, contrairement aux ours. Selon certains Créoles, Bobi a été affublé d’une queue au temps du commerce triangulaire, lorsqu’un éléphant avait été ramené d’Afrique par un colon. Qu’il soit ours, éléphant ou hybride des deux, on comprend l’étonnement des Cayennais à la première vue de ces animaux : les forêts guyanaises n’abritent ni ours ni éléphants. Le carnaval est un moyen d’apprivoiser ces peurs. Le Gro Tèt a une tête énorme, circulaire, en carton le plus souvent. Elle descend jusqu’aux hanches ; un visage y est peint. Dans son front, un trou permet au porteur de se guider. À la taille est boutonnée une veste, accentuant l’impression de disproportion entre la tête et les jambes. Les manches de la veste sont rembourrées et le personnage porte un pantalon. Les Gro Tèt déambulent en silence dans les rues ; leur aspect comique garantit leur succès auprès des enfants qui jouent à les attirer pour prendre la fuite aussitôt. Les Gro Tèt sont aussi présents dans les carnavals de Carcassonne ou de Nice. Selon S. Glotz, le gigantisme de certains personnages légendaires est le « fruit de l’imagination populaire, dont la tendance naturelle est de porter aux individus qu’elle vénère ou craint, une importance et une forme excessives, elle fait des surhommes, des animaux colossaux » [Le Masque dans la tradition européenne, 1975, p. 371].
La Caroline porte son mari sur son dos. Un homme prête ses jambes à la femme ; son buste et sa tête, au mari. La femme, de la tête à la taille, est un mannequin rembourré dont les bras sont cou - sus au dos du mari, celui-ci ayant à son tour des jambes rembourrées cousues autour de la taille du mannequin féminin. Caroline semble avoir des difficultés à porter ce fardeau, elle est inclinée vers l’avant et le personnage adopte une démarche déséquilibrée. Caroline amuse beaucoup la foule. Pour les Cayennais, les bons maris sont si rares de nos jours que Caroline porte le sien sur le dos afin de ne pas le perdre. Ce personnage ressemblerait plutôt au vieux qui porte le jeune sur son dos, personnage carnavalesque que l’on rencontre en Europe, conformément au rite d’inversion. Nombreux sont les Touloulous solitaires qui prennent la forme d’hommes travestis en femme. Ceux-ci sont plus nombreux que les femmes déguisées en homme. Ces solitaires prennent le temps nécessaire pour taquiner les spectateurs masculins. Selon Y. Geffroy, en Europe, le travestissement des hommes en femmes n’est pas pratiqué dans le but de ressembler à une femme pour tromper les spectateurs, mais l’homme chercherait plutôt à s’approprier un pouvoir féminin, « c’est l’occasion de mettre en scène certains fantasmes clés de leur propre désir de l’homme (…). Ces travestissements accompagnent des rites agraires de fécondité et de fertilité » [op. cit., 1988, p. 185]. À leur sujet, D. Fabre émet l’idée que « cette aventure du garçon enceint (…) ressasse un thème que cette fête rend explicite, celui de la reproduction des hommes entre eux (…). À côté de l’exploration nocturne des marges sauvages et du territoire des morts, il y a donc aussi cette prise de possession du pouvoir de se reproduire » [Carnaval, ou La Fête à l’envers, 1992, p. 51].
Les personnages cités reviennent, pour la plupart, chaque année et plusieurs dimanches de suite. Certains disparaissent pour laisser la place à d’autres. D’autres, éphémères, n’existent qu’un jour ou que le temps d’un carnaval : liés à l’actualité, ils informent la population en racontant les faits divers.
La préoccupation première de certains Touloulous est d’intriguer : ils déguisent leur voix ou se font passer pour quelqu’un d’autre. Certains spectateurs, piqués dans leur curiosité, réagissent favorablement en éclatant de rire, essayant de dénicher la moindre faille pour découvrir qui se cache derrière le masque, ils se sentent valorisés d’être connus. D’autres subissent mal l’intrigue et se fâchent parfois.
Les Touloulous sales ou l’opposition à la culture dominante
Ces groupes, formés d’une dizaine de jeunes défilant sans musiciens, accompagnent leurs déplacements de chants satiriques et obscènes. Ils sont composés exclusivement d’hommes ; les femmes sont représentées par des hommes travestis. Les autres thèmes récurrents sont la guerre, l’armée, la sexualité, la politique et la maladie. Dans un même groupe, tous ces costumes peuvent cohabiter. Les déguisements ne doivent pas être assortis et ces groupes ne portent pas de nom.
Leurs chansons, improvisées, reflètent l’air du temps et s’adressent aux politiciens, dénoncent les méfaits. Les paroles sont relatives aux relations sexuelles, au sexe de l’homme et à celui de la femme ou aux femmes du pays. Pour M. Grinberg, « à travers l’obscénité verbale, rituelle et l’échange des mots s’institue socialement et symboliquement la différence des sexes. C’est l’occasion d’intégrer les jeunes dans la société des hommes » [op. cit., 1988, p. 185]. Les femmes ne les accompagnent pas. Leur rôle est joué par un homme qui laisse apparaître la pilosité de ses jambes et de son torse. Mêler sa virilité à des attitudes féminines a pour but d’accroître l’effet comique. Il est fréquent de les voir tenir à la main un parapluie, brandi haut ou déchiré, une poussette, un sac à main ou une valise, peut-être une manière de se donner une contenance. Souvent, les Touloulous sales simulent des bagarres avec des groupes similaires ou taquinent les spectateurs en « draguant » en particulier les hommes. Plusieurs travestis sont « enceints » et miment l’accouchement, d’autres hommes font mine de s’accoupler, ce qui rappelle que l’un des rites essentiels du carnaval est celui de la fécondité.
La maladie et la guerre sont les autres thèmes favoris. Pour le premier, certains revêtent des blouses blanches, d’autres s’entourent de bandages tâchés de rouge. Pour le second, ils portent des treillis militaires et brandissent de fausses armes, malgré l’interdiction de la Ville depuis 1885. Ces groupes ne sont jamais mentionnés dans la presse locale et les ouvrages spécialisés et n’appa - raissent jamais dans les films touristiques des Comités des festivals et carnavals de Guyane. Selon certains Cayennais, il faudrait leur interdire de porter des vêtements aussi laids et de prononcer des paroles qui pourraient choquer les enfants. Pour la majorité des spectateurs, ces Touloulous sont laids, ils sont d’ailleurs qualifiés de sales, certains accentuant leur saleté, et sont opposés aux groupes structurés jugés plus beaux et plus corrects.
Pourtant, ces groupes ont leur utilité, reflet de la société cayennaise, différenciée entre ses riches et ses pauvres, et des Guyanais, dépourvus de moyens financiers. Leurs chansons satiriques affirment le fait que la population n’est pas dupe des agissements des politiciens. Selon E. Le Roy Ladurie, la satire, « récurrente de tous les carnavals, permet l’expulsion du mal social » [op. Cit., 1979, p. 345]. En Europe, beaux et laids reflètent aussi une opposition entre Carnaval et Carême. Au XVIIIe siècle, pour M. Grinberg, émerge le couple antinomique Carnaval-Carême. Le récit fictif de « la bataille de Caresme et de Charnaige » met en scène le territoire français. Autour de chaque personnage s’organise le monde des contraires. À ces deux périodes de l’année correspondent des aliments, des animaux différents et deux manières de gérer ses biens [op. Cit., 1988, p. 50].
Le carnaval met en perspective toutes les oppositions de la société cayennaise : jeunes-vieux, riches-pauvres, hommes-femmes, mais aussi les différences culturelles et ce parfois de manière violente.
Les vidés
Les vidés, terme issu de l’expression « vider la salle », en référence à la pratique selon laquelle les musiciens du bal du samedi soir sortaient le dimanche à l’aube dans les rues, entraînant avec eux les danseurs, étaient le point de ralliement de tous les groupes déguisés en fin d’après-midi. Leur musique entraînante séduisait les spectateurs qui « volaient vidé » (dansaient au vidé) à leur tour. La musique fut ensuite jouée par un orchestre juché à l’arrière d’un camion, la foule dansant au- tour, l’ensemble se déplaçant lentement dans les rues de Cayenne. Au fil des carnavals, les vidés se sont raréfiés à Cayenne jusqu’à leur suppression définitive. Les bagarres, les automobiles stationnées endommagées, les bombes lacrymogènes, les blessures à l’arme blanche et aux coups de poings et pieds, de plus en plus fréquentes, ont conduit les organisateurs à réfléchir sur la nécessité de cette manifestation.
Mais la violence n’aurait-elle pas tout simplement sa place dans le carnaval ? Dans cette optique, J. Caro Baroja introduit l’idée qu’il faut accorder aux luttes un aspect magico-religieux : « tout est lutte à cette époque de l’année, c’est le moment choisi pour chasser la morte-saison et son cortège de revenants, or chacun sait qu’en terme psychologique le fantôme ou l’intrus c’est l’autre » [op. Cit., 1979, p. 154]. Pour quelles raisons le carnaval serait-il sans violence, alors que la société même en contient une grande part, présente sous des formes très différentes ? Le carnaval ne fait que retranscrire ces tensions : conflits de génération, sexisme, racisme, discrimination, pauvreté, exclusion sociale. La violence en temps de carnaval n’est pas récente : le maire de Cayenne fut contraint de réglementer le carnaval de rue par l’arrêté du 22 janvier 1885.
« Article Ier. Pendant le temps du carnaval, il est défendu à toute personne masquée, déguisée ou travestie de se montrer sur la voie publique avec des armes et des bâtons.
Article 2. Il est interdit :
de paraître sous le masque avant midi ;
de prendre un déguisement qui serait de nature à troubler l’ordre public ou à blesser la décence ou les mœurs ;
de porter un insigne, un costume appartenant aux cultes légalement reconnus par l’État ou ayant rapport à des fonctions publiques ;
de provoquer qui que ce soit par des invectives de mots grossiers et de faire entendre des chansons licencieuses.
Article 3. Tout individu portant un masque ou un déguisement quelconque qui sera invité par un agent de la force publique à le suivre, devra déférer sur le champ à cette injonction et donner les explications qui lui seront demandées.
Article 4. Les contrevenants aux dispositions énoncées ci-dessus seront conduits devant le chef de la police, pour qu’il soit pris à leur égard telles mesures, qu’il appartiendra sans préjudice des poursuites à exercer devant les tribunaux ».
L’organisation des vidés est maintenue par les municipalités de Kourou et de Saint-Laurent-du- Maroni, où tout se déroule dans le calme.
Le bal paré-masqué
Le principe de l’inversion se réalise lors des bals du samedi soir. Seules les femmes s’y déguisent et invitent les hommes à danser, elles sont aussi appelées Touloulous. On dit « un » Touloulou, au masculin, à propos de ces masques dont on sait pourtant qu’ils cachent des femmes.
Ces bals sont attendus avec impatience et, dès les fêtes de Noël, un sujet de conversation privilégié. On se raconte les anecdotes du carnaval passé, on échange les points de vue sur le choix des tissus proposés cette année. Les articles de la presse locale accordent plus d’importance aux bals parés- masqués qu’au carnaval de rue. Les bals donnent l’impression d’exister indépendamment du car- naval du dimanche après-midi. Le rôle des femmes y est plus important et différent de celui de la rue. Dès le mois de décembre, les femmes courent les commerces à la recherche de tissus et d’accessoires. Pour confectionner leur costume, celles qui ne maîtrisent pas l’art de la couture passent leur commande chez une couturière, une amie ou un membre de la famille. La solidarité féminine joue un rôle important, les moins jeunes vont initier les novices en mettant à leur disposition robes, accessoires et précieux conseils.
Aujourd’hui, le Touloulou doit être beau pour rivaliser avec les autres et se faire remarquer des hommes. Certaines femmes n’hésitent pas à porter des robes différentes chaque samedi, afin de ne pas arborer deux fois la même tenue, efforts notoires, alors qu’elles gardent l’anonymat. Le modèle de robe porté par la majorité des femmes est la Rivière salée.
Nombreuses sont celles qui, afin de se singulariser, cherchent des modèles inédits. Les couturières laissent vaquer leur imagination et proposent aussi des pantalons qui, pour l’instant, ne remportent pas beaucoup de succès. Être un Touloulou nécessite une longue préparation. Après les étapes des achats et de la confection de la robe, il s’agit de se préparer à sortir. Le bal paré-masqué est un véritable rituel où les codes, le jeu carnavalesque conduit par le Touloulou, en font le personnage-clé de la manifestation.
- Histoire et singularité du personnage du Touloulou
Le Touloulou est un personnage dont l'existence est évoquée depuis le milieu du XIXe siècle, un peu avant 1848. La presse de la colonie fait allusion au carnaval et aux personnages déguisés ; en 1830, elle se fait l’écho du premier bal paré-masqué. En 1885, le roman Atipa d’Alfred Parépou alias Météran, sans utiliser le terme Touloulou, fait mention du carnaval, des personnes déguisées, de leur chant et de leurs danses. Si, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, le Touloulou désignait le plus souvent une personne déguisée et masquée défilant de jour dans les rues, il est aujourd’hui davantage associé au bal paré-masqué, qui se déroule la nuit. Le Touloulou revêt une tenue qui masque tout son corps, voire lui donne un aspect grotesque, en soulignant démesurément ses attributs féminins.
Ce personnage se caractérise par son anonymat et sa personnalité particulière. Dans son premier ouvrage consacré au bal paré-masqué, Aline Belfort-Chanol définissait ainsi cet aspect du carnaval guyanais, institutionnalisé en Guyane au début du XXe siècle : une manifestation qui se déroule le samedi soir pendant le carnaval et se caractérise par l’intervention d’un personnage original, le Touloulou, déguisé et masqué, dont l’identité véritable doit demeurer inconnue des participants au bal. Aujourd’hui, le Touloulou est une femme, ce qui n’a pas toujours été le cas. C’est la femme masquée qui conduit le jeu dans ces lieux spécialisés que sont les dancings, invite les cavaliers ne pouvant se dérober et leur impose son rythme, sa manière de danser et la nature de l’éventuelle relation qui se noue.
La période précédant le Carême a toujours été dans de nombreuses sociétés, de l’Antiquité puis judéo-chrétiennes, un moment festif et permissif sur le plan de la hiérarchie sociale. Dans les colonies, le carnaval battait son plein dans les habitations des colons ; les esclaves massés devant les habitations et les maisons des maîtres ne perdaient rien de ce qui se passait dans les salons et le reproduisaient à leur manière dans leurs quartiers d’habitation. Dans les sociétés africaines et selon les ethnies, il existait par ailleurs des rituels associés à des déités et à des périodes de l’année, où à l’aide de masques, de jour ou de nuit, au son du tambour, des danses marquaient la joie, la fin d’un cycle ou une période de remerciements. Dans le cas particulier de l’esclavage, la parodie devait tenir compte de nombreux paramètres, d’où l’anonymat que garantissait le masque, dont la fonction était alors double. Le changement de la société a entraîné la lente évolution de la personne jouant le rôle du Touloulou. À l’orée du XXe siècle, les strates de la société guyanaise se structuraient lentement mais inexorablement ; il fallait certes être Touloulou, mais sans que cela ne se sache. Tous les niveaux de la société étaient concernés. On devenait Touloulou bien après 21 ans et on était initié par une marraine.
- Costumes et préparatifs pour le bal paré-masqué, évolution dans le temps
Comment devenir Touloulou ? Les rituels divers et ceux de l’habillement précédant la sortie du carnavalier, sous l’œil attentif de la marraine, opèrent le miracle de transformation de l’individu en Touloulou, cet être un peu à part, qui vit de 22 heures le samedi soir à 6 heures du matin le dimanche après le vidé. Ce personnage singulier dans ses habits, les rituels, ses pratiques et les lieux qu’il hante le font naître.
Le vêtement principal du Touloulou avait surtout pour vocation de transformer sa silhouette. Les robes traditionnelles étaient utilisées à cette fin, avec des rembourrages. Dans les modèles plus récents, les considérations esthétiques sont prioritaires. Elles se portent désormais près du corps.
Du début du XXe siècle aux années 1980-1990, le Touloulou se caractérise par une tenue typique, fondée sur le principe de l’anonymat total. Loin de porter un simple déguisement, il se transforme. Le recours aux accessoires de rembourrage lui donne des formes allant du biscornu au disproportionné. La dérision prime : forte poitrine, corps épanoui aux fesses rebondies… Longtemps, les robes traditionnelles en coton ont été privilégiées, des robes amples, à plastron carré ou rond, bordées de volants froncés ou plissés, avec des manches larges et longues. Le corps de la robe, pourvu de fronces partant du plastron, est très long, de sorte qu’il puisse être remonté sur les hanches. Il en résulte un effet boule sur les fesses, tout en laissant paraître le jupon de dentelle en broderie anglaise ou en coton blanc ajouré ou plissé. Des costumes fantaisistes sont aussi parfois utilisés : marin, clown, pyjama…
Le costume actuel du Touloulou est le fruit de modifications progressives (texture et forme) à partir des années 2000. Cette évolution s’explique par des apports extérieurs (carnaval de Venise ou du Brésil), une immigration importante et diversifiée et la créativité des stylistes (tissu soyeux, voile, tulle, velours, dorures, organdi, dentelle, incrustations de perles,...). Les modèles sont aussi plus ajustés, mettant en évidence la morphologie véritable. Ces vêtements élégants sont complétés par des accessoires, destinés à parfaire l’anonymat de Touloulou ou choisis pour des raisons pratiques : confort de la tenue pendant le bal, transport de menus effets personnels. La panoplie est enrichie d’accessoires : la cagoule en coton ou, plus rare, en satin, cache entièrement cheveux et cou, encadre de près le visage et est souvent assortie au vêtement. La coiffe prend différentes formes, qui peuvent se superposer : pièce de tissu nouée, perruque, chapeau…
Le loup, pourvu d’une bavette, dissimule le visage. Par sécurité, un second, sans bavette, peut être utilisé pour assurer le maintien du premier. Autrefois, à défaut de loup manufacturé, on le fabriquait soi-même, en carton. Le masque intégral est une alternative au loup à bavette. Depuis plusieurs années, il rappelle le masque vénitien, par son décor et ses volants.
Le tricot de corps avec ou sans manches, utilisé aussi par les cavaliers, permet d’absorber en partie la transpiration et apporte de la fraîcheur aux danseurs. Les gants et, dans le passé, les chaussettes utilisées en guise de gants, couvrent les mains et les avant-bras ; chaussettes, collants ou bas dissimulent les pieds. Accessoire relativement récent, le petit sac dissimule clés, téléphone portable et même monnaie, la prise en charge des boissons par les cavaliers n’étant plus toujours assurée. Autrefois, les menus effets indispensables pour la soirée étaient dissimulés dans le soutien-gorge, les chaussettes, une poche aménagée dans la robe ou encore dans une bande de tissu servant de ceinture. Des bijoux fantaisie, bagues, bracelets et colliers, enrichissent aujourd’hui le costume de Touloulou.
La réalisation de ces accessoires et de la tenue exige un savoir-faire, autrefois maîtrisé par les femmes, leur éducation comportant la couture. Avec le temps, moins de femmes maîtrisent cet art. Chaque famille disposait d’une machine à coudre permettant de réaliser le trousseau de maison et les vêtements ; cet outil a peu à peu disparu de la dotation familiale, le prêt à porter et la grande distribution remplaçant ces talents ancillaires. La particularité des vêtements de Touloulou est toutefois d’être demeuré l’affaire de couturiers professionnels, majoritairement des femmes. Plusieurs sont d’origine étrangère (Brésiliennes et Dominicaines, notamment). Certaines se sont fait une réputation de créateurs, seules ou dans des associations. Plusieurs couturières de quartiers modestes occupent le créneau des robes du samedi soir. Dans leurs ateliers, des modèles s’affichent et des tissus variés, achetés en amont à Belém ou Paramaribo, sont proposés ; elles fabriquent aussi des accessoires assortis aux robes. Parallèlement, des collections officielles sont présentées chaque année par des créateurs reconnus. Dès les années 1980, Marie-Line Cesto-Brachet fait la promotion et la location des robes cintrées en satin, taffetas, voilages… Dans les années 1990, Mireille Vial (L’Atelier masqué) introduit les masques vénitiens dans le carnaval guyanais. Auguste Horth (association Mo) se distingue dans la formation des jeunes stylistes, dont ceux originaires des communes de l’Ouest. Les défilés se développent aussi avec Laura Inglis et Marie-Thérèse Porthos (association Bèl Fanm). D’autres associations participent : Marie-Ange Barthélémy (Zafè Fanm), Yolande Milzinck-Cincinat (Fè to dièz), M. Golitin (Casaque d’or). Marie-Rose Parenteau participe au développement de l’artisanat d’art avec la création de masques, de poupées vêtues de robes de touloulou et autres accessoires.
Lorsque le vêtement est prêt, il s’agit de se mettre en état physiquement pour cette nuit mémorable. Au sein de la famille ou du groupe, les préparatifs concernent l’avant ou l’après événement, les recettes s’échangent dans la semaine et les entraînements se multiplient de façon improvisée, au gré des musiques de carnaval entendues à la radio. Par des remèdes créoles ou des produits vendus en pharmacie, la pharmacopée des carnavaliers permet de se stimuler avant l’effort, de lutter contre la fatigue après, de se purger et de se réhydrater. Pour les danseurs des salles de bal, il s’agit en outre de se débarrasser d’éventuels microbes et de se purifier… Très populaire, le punch au lait, préventif, permet de ne pas prendre froid en quittant l’ambiance moite et étouffante des bals et d’ouvrir les pores avant un bon bain, évacuant les toxines. Les pharmacies procurent des produits énergisants (ginseng, gingembre, guarana, gelée royale). Afin de se réhydrater après le bal, des cures de chlorure de magnésium sont proposées. On recommande aussi des cures de détoxification à base de bouleau, artichaut, pissenlit, fenouil et sureau et des purges à base de cené et de thé vert.
La soirée commence souvent par un repas copieux, la séance d’habillage est longue, les femmes peuvent s’y prendre une heure avant le départ. Ce rituel comprend plusieurs étapes : tee-shirt, col- lants ou chaussettes, jupon, robe, cagoule, carré de tissu aux hanches, foulard autour de la tête ou perruque, gants. Certaines se maquillent avant de mettre le masque et se parfument en prenant soin d’utiliser un parfum différent du quotidien. Les chaussures sont choisies pour leur confort et leur élégance ; les chaussures de sport sont souvent abandonnées au profit d’escarpins à talons. Le loup à voilette en dentelle doublée constitue la touche finale du déguisement. Le tissu est préférable au plastique qui accentue la transpiration, l’indispensable voilette en dentelle sert à dissimuler la bouche. R. Caillois émet l’idée que le loup est une survivance du masque des sorciers : il est « l’at- tribut de la fête érotique », « il préside aux jeux équivoques de la sensualité », « il est symbole d’in- trigue amoureuse » et sert d’alibi à la transgression des interdits [op. Cit., 1967, p. 255].
Les Touloulous habillés, arrive l’heure du départ. Certains utilisent leur propre automobile ; d’autres, soucieux de préserver leur anonymat, empruntent celle d’une connaissance qui ne va pas au bal ; d’autres prennent leur véhicule mais le garent loin du dancing ; enfin, des Touloulous ne se soucient pas de ce détail, l’essentiel étant la préservation de l’anonymat dans l’enceinte du dancing.
- Public, lieux et orchestres
À Cayenne, les seuls dancings pour bals parés-masqués subsistants sont le Soleil levant (Chez Nana) et Polina. Pourtant, de nombreux établissements du même type se sont succédé plus ou moins longuement dans le chef-lieu. Dans quelques communes du littoral, des dancings ou autres lieux utilisés comme tels ont aussi existé et existent encore.
La création des premiers établissements de Cayenne date d’avant 1902 : le Casino-théâtre accueille surtout la classe populaire et l’hôtel de la Renaissance, plutôt les bourgeois. Le Casino-théâtre boulevard Jubelin deviendra successivement Trocadéro (1902), Folies-Bergères (années 1930), Dancing-Palace (années 1940) et enfin Palladium (années 1950). La Nouvelle Cité, ouverte le 9 janvier 1902, devenue Le Château en 1906, fut son unique concurrent pour les bals parés- masqués, jusqu’à la création, en 1912, du Petit (Ti) Balcon, rue du 14-Juillet. De 1920 à 1962, le dancing du Boulevard Jubelin et le Ti Balcon occupent seuls ce créneau. Le second, réputé plus huppé, fut fermé pour travaux de 1941 à 1948. En 1953 est ouvert le Soleil levant, qui fonctionne d’abord les dimanches. Vers 1959, il se lance dans les bals du samedi soir. En 1958, Small et Eloi organisent ces festivités à leur tour. De 1960 à 1962, le Guyana Palace élargit l’offre. Dans les années 1980, apparaissent successivement le dancing Bontemps, rebaptisé Campus du Mogador, et La Moïna, qui ferma en 1994. Polina, anciennement Le Karfour, a ouvert en 1995.
À Kourou, la Matadò accueillait le vendredi soir l’orchestre Les Mécènes dans les années 1980. À Macouria, la ferme Zulémaro existe depuis 2013. À Saint-Laurent, les bals sont organisés dans divers lieux, dont le Maroni-Palace (années 1980), le Manococo (années 1990), Chez Flore, le camp de la transportation. Mentionnons aussi Fontelio, à Sinnamary, et le Manoa del Dorado, à Mana.
Les dancings sont de grandes salles disposant d’une estrade et de peu ou pas de chaises. Les anciens dancings disposaient de gradins permettant à des personnes d’observer le bal paré- masqué. Ces personnes ne participant pas (ni déguisées, ni invitées à danser) admiraient le spectacle du chatoiement des costumes et de la turbulence des Touloulous, entraînant avec vivacité leur cavalier. Sous l’effet de la salle de dancing, le comportement du Touloulou à l’intérieur variait de son attitude à l’extérieur. Les salles des anciens dancings offraient de grands miroirs, où se reflétaient les Touloulous et leur cavalier.
À Cayenne, où deux établissements se partagent les danseurs (le Soleil levant et Polina), depuis quelques années, les dancings sont surnommés « universités ». Les danseurs expérimentés se vantent de redoubler leurs classes, d’autres avouent n’avoir pas assez travaillé l’année précédente et promettent de s’y mettre sérieusement cette année. Du côté des femmes, les Touloulou nov est le surnom donné à celles qui participent au bal pour la première fois, repérées à leur déhanchement maladroit et à leur hésitation à inviter les cavaliers à danser. Les Touloulou lakrèch (débutantes) refusent de se déhancher ; à l’inverse, les Touloulou 4x4 se déhanchent plus qu’il ne faut.
Le dancing Soleil levant (ou Chez Nana) est le plus ancien des deux et est associé à ce type de soi- rées carnavalesques. Les particuliers désirant organiser une telle soirée l’appellent « soirée Nana », de même pour les étudiants créoles guyanais de France et les Martiniquais, qui ont créé en 1996 Kay Nana (Maison de Nana) sur les hauteurs de Fort-de-France. Plus récent, le dancing Polina a été inauguré au carnaval de 1995. D’une plus grande capacité d’accueil que son aîné, il plaît davantage aux jeunes et aux touristes. Polina est le concurrent direct de Nana et a réussi à débaucher le groupe de musiciens qui se produisait chez Nana depuis de nombreuses années. Ainsi, durant les premières semaines de carnaval 1995, une partie du public a suivi son groupe fétiche chez Polina. Depuis, bon nombre d’entre eux sont retournés chez Nana, prétextant que la moyenne d’âge est trop basse ou encore que le nombre important de touristes donne l’impression de ne plus reconnaître personne.
- Les interactions du Touloulou avec son cavalier, le déroulement de la nuit
En arrivant dans la salle, les Touloulous effectuent le même parcours de politesse : saluer l’orchestre, les cavaliers et le barman ; passer devant les gradins remplis de spectateurs non déguisés. Ce rituel n’est possible qu’avant l’arrivée de la foule, de plus en plus compacte à partir de minuit, et permet aux Touloulous de s’informer de l’identité des cavaliers déjà présents. Certains Touloulous se déplaçant en groupe se confectionnent des costumes identiques, afin de ne pas passer inaperçu auprès des cavaliers et de se retrouver très facilement dans une salle bondée.
En général, les cavaliers reprennent les mêmes places d’un samedi à l’autre. Des Touloulous avouent se diriger instinctivement vers les endroits où se postent leurs danseurs préférés. La manière d’inviter les hommes diffère selon les Touloulous : certains sont provocants ; d’autres, plus pressés, se contentent de leur prendre la main en les entraînant sur la piste. Les cavaliers ont également leurs habitudes, saluent l’orchestre et font le tour de la salle pour avertir les Touloulous de leur présence.
Les hommes assidus aux bals sont organisés. Ils ont prévu de se changer, un vêtement propre les attend dans leur voiture et des boissons rafraîchissantes dans des glacières. Les hommes sont généralement debout, les bras croisés ou accoudés au bar, certains entament une conversation entre eux. Ils ne sont assis que s’ils peuvent voir la piste : il ne s’agit pas d’être caché par ceux qui sont debout. Ils attendent impatiemment d’être invités ; certains le sont sans cesse, d’autres ne dansent pas beaucoup ou même pas du tout. Ceux-là, désireux d’être invités à danser, vont manifester leur impatience en taquinant tous les Touloulous passant à proximité. Mais les Touloulous n’invitent pas n’importe qui ; pour être certain d’être invité, il est préférable d’être une personnalité importante de la société guyanaise ; si on est moins connu, mais originaire du pays ou installé en Guyane depuis de nombreuses années, les chances d’être sollicité sont assurées.
Pour se faire repérer plus facilement, des cavaliers portent des chapeaux, des bonnets, des tee- shirts extravagants. Cette technique est aussi utilisée par les novices dans le but d’attirer l’attention. Si un jeune homme manque de notoriété parce qu’il n’est encore entré dans la vie active, cette méthode peut porter ses fruits. Pour amplifier l’effet, certains arrivent par groupes de cinq ou six, vêtus à l’identique.
Il est indispensable d’être un excellent danseur sous peine de « servir de poteau » à la salle. Les Touloulous se passent le mot ; si un homme est connu mais que ses talents de danseur sont loin d’être démontrés, ses chances de se faire inviter sont minces. L’effet inverse se produit pour les bons danseurs : ils sont sollicités toute la nuit en faveur du Touloulou le plus rapide. Certains Tou- loulous, arrivés après une rivale, n’hésitent pas à se joindre au couple qui danse déjà et s’agrippent à la taille du cavalier, plutôt fier de se retrouver entre deux Touloulous. Le vainqueur est le Touloulou qui n’a pas lâché prise.
Ce cavalier peut aussi hériter de deux Touloulous parce qu’il danse avec une autre que sa femme. Cette dernière, arrivée trop tard pour inviter son mari, essaie de contraindre sa rivale à abandonner en gênant les danseurs. Le cas de figure inverse est possible : la maîtresse qui souhaite danser avec son amant. Les anecdotes à propos des bals paré-masqués ne manquent pas ; entre vérité et fiction, toutes parlent des liens amoureux. Une femme masquant son identité fait des avances à son mari, celui-ci les accepte, « l’inconnue » se révèle être sa femme, alors les scènes de ménage sont prévisibles.
Les rumeurs concernant l’homosexualité de certains Touloulous inquiètent quelques hommes !
Certains cavaliers cherchent à tout prix à savoir avec qui ils dansent, ils sont préoccupés par l’anonymat de ce masque. Des femmes n’hésitent pas à changer les formes de leur corps, parlent peu et lorsqu’elles doivent s’exprimer, déguisent leur voix. Tous les couples ne se cachent pas leur présence respective dans le dancing, mais certaines femmes dissimulent tout de même le tissu de leur robe à leur mari avant le bal ; des couples quittent leur domicile séparément pour ensuite se re- joindre au bal.
Dans le dancing, des règles s’observent : les femmes ont le pouvoir, elles invitent ; les hommes n’ont pas le droit de refuser ni l’autorisation de les démasquer ; elles mènent la danse. Beaucoup d’hommes ne respectent pas ce dernier point. Les femmes, perdant ce pouvoir, l’ont retourné à leur avantage en sélectionnant uniquement les excellents danseurs. Quelques femmes en profitent pour prendre une revanche. Elles taquinent un homme durant plusieurs minutes, celui-ci ne cache pas sa fierté d’être courtisé mais, à sa grande surprise, en se dirigeant vers la piste de danse, elle choisi - ra un autre cavalier. Les hommes sont en compétition entre eux ; celui qui est très sollicité nargue l’homme assis depuis son arrivée. Ils mesurent leur cote de popularité et s’ils ne dansent pas, cela peut devenir embarrassant.
Le comportement doit respecter les rites et les codes du bal paré-masqué. Ces codes limitaient autrefois la relation Touloulou-cavalier au temps de la danse et d’un éventuel rafraîchissement. Aujourd’hui, la restauration organisée au dehors modifie cette relation et instaure certains nouveaux comportements observables chez des Touloulous. L’anonymat est difficile à préserver lorsque, la relation se prolongeant, une conversation s’engage. Le mystère lié au personnage tend à disparaître. Les codes étaient autrefois stricts, le Touloulou venait danser : tout comportement indigne de la part du cavalier autorisait la dame à planter celui-ci au milieu de la salle. Après une danse bissée, le cavalier propose normalement à boire. Le Touloulou accepte ou refuse de la tête ou encore roucoule (ce qui équivaut à un refus). S’il accepte un verre, il suit le cavalier à la buvette et est reconduit par ce dernier jusqu’à la salle. Il peut, s’il le souhaite, remercier le cavalier par une nouvelle danse.
Le Touloulou reste à l’intérieur du dancing jusqu’à ce qu’il décide de rentrer chez lui ou s’il désire changer de dancing. Ses rencontres avec le public sont donc liées à ses déambulations pour retrouver son véhicule ou tout autre moyen de locomotion lui permettant de changer de lieu. Se faisant, il rencontre des spectateurs venus admirer la rentrée des Touloulous en début de soirée. Les Touloulous sont alors souvent applaudis, saluent avec élégance, font quelques entrechats, font admirer leur robe puis roucoulent quelques mots, fredonnent quelques airs, caressent le visage de quelques cavaliers attardés ou attablés à l’extérieur, enfin, toujours en cadence et en harmonie avec les sons lointains en provenance de l’intérieur du dancing, se dirigent vers des parkings éloignés, où, à l’abri de regards indiscrets, ils pourront rejoindre leur véhicule et se rendre à leur domicile ou dans un autre dancing.
Selon la rumeur populaire, le carnaval active les tensions dans les couples, dont l’équilibre se trouve fragilisé. Les dancings ont la réputation de faire l’apologie de la débauche et il serait fréquent de voir des couples s’unir dans un lieu sombre à proximité du dancing, mais sont-ils si nombreux ? Qui sont-ils : amants, mari et femme, fiancés ?
- La musique des bals parés-masqués
La musique des bals diffère de celle du carnaval de rues, mais reste spécifiquement carnavalesque. Les orchestres sont composés d’une vingtaine de musiciens, dont la plupart sont des amateurs pratiquant une autre activité salariée.
Différents styles de musique sont joués en alternance, mais tous les bals commencent par le vidé, musique entraînante pour chauffer la salle. Valses, biguines et mazurkas se jouent sur des rythmes lents, les mazurkas piquées, les mérengués et le piké djouk sont des danses plus rapides. Les danseurs ont un faible pour le piké djouk, rythme récent accompagné d’une danse plus sensuelle et de paroles de chansons souvent aguichantes.
L’origine des danses créoles guyanaises n’a pas encore fait l’objet d’études scientifiques. S. Mam- Lam-Fouck rappelle leurs deux grandes tendances : « Les adeptes de l’assimilation culturelle veulent voir dans les danses traditionnelles créoles avant tout des « analogies avec les anciennes danses des provinces françaises » et les défenseurs des valeurs de la négritude, des danses venues directement d’Afrique » [Histoire de la société guyanaise, 1987, p. 208].
L’analyse de la musique antillaise par M. Desroches peut s’appliquer aux danses de Cayenne. La biguine serait une forme urbaine du Bel-air, « danse représentative du milieu rural du nord de la Martinique au XVIIe siècle » ; la valse « diffère de la valse européenne à cause de la variété de son tempo » ; la chorégraphie de mazurka, « vraisemblablement venue d’Espagne, se compose de deux figures distinctes : le piqué et la nuit » ; cette seconde figure est plus lente, alors que la première est plus énergique et rythmée ; en Martinique, « la danse consiste en sept séquences de trois pas, à la huitième séquence on pique du pied droit pour une durée de deux temps » [Les Pratiques musicales, 1981, p. 495]. Dans les bals cayennais actuels, la figure diffère ; au lieu de piquer du pied, les danseurs piquent des reins.
Les apports européens sont importants ; les Guyanais se sont approprié cette tradition, puis l’ont transformée, l’adaptant à leur vision du monde. Le carnaval a évolué et évoluera encore, car il est lié à la société guyanaise, qui se transforme et qui le transforme.
Des petites formations du début du XXe siècle aux orchestres d’aujourd’hui, les évolutions sont sensibles : nombre de musiciens, nouveaux instruments, apparition de chanteurs, diversification des morceaux et des rythmes… Les orchestres étaient, au début du XXe siècle, un rassemblement de six à sept musiciens autodidactes sous l’élan d’un meneur. Dans les années 1910 règne Alexandre Fructueux alias Stellio. Eugène Delouche, Alfred Pays et Archange Saint-Hilaire se produisent dans les années 1920-1930. Vers les années 1930-1940, trois musiciens de carnaval poursuivent l’aventure : Antoine Chari, qui introduit le saxophone dans l’orchestre, et les frères Munian. De 1946 à 1959, ces derniers animent encore les bals parés-masqués au Ti-Balcon et au Dancing Palace. Les orchestres Égalgi et Cabéria occupent la scène musicale de 1947 à 1975. L’orchestre Égalgi introduit de nouveaux éléments dans l’ordonnancement des morceaux musicaux : une mazurka, un quadrille, une biguine et une valse. Dès 1960, les nouveaux orchestres ne jouent plus de séries. Avec Maurice Cabéria, la trompette apparaît. L’orchestre Théolade prend le relais en 1976.
De 1980 à 1994, Les Mécènes, dirigé par Mécène Fortuné, sont chez Nana. L’apport de ce groupe réside dans la rythmique. Il diversifie les morceaux en y ajoutant meringué, boléro et calypso, sans oublier l’introduction d’un chanteur dans l’orchestre. Leur piké djouk s’impose lors du carnaval 1986. Interviennent dans la même période les Super-Yucas et les V80, orchestre en partie issu du groupe Les Vautours. En 1995, l’orchestre les Blues Stars prend le relai chez Nana. Aujourd’hui, d’autres orchestres se sont fait une place : Karnivor, Évasion, La bande à Jean Clair, Pa gain non, Akouman, Arpège plus, Dlo coco...
- Les pratiques alimentaires autour du bal paré-masqué
Selon R. Caillois, le carnaval est l’exubérance manifeste d’un « surcroît de vigueur qui ne peut qu’apporter l’abondance et la prospérité » [op. Cit., 1950, p. 145]. Le carnaval est le jeu du monde à l’envers ; les règles sont transgressées afin d’assurer la fécondité du groupe. L’excès, « nécessaire au succès des cérémonies », permet le renouvellement de la société ; « la fécondité naît de l’outrance » [ibid., p. 128]. L’excès se retrouve aussi dans l’alimentation : les Touloulous mangent beaucoup.
Après le bal paré-masqué, il consomme le blaff, à base de poisson, de crevettes, de poulet ou de porc bouillis. Ses ingrédients sont le jus de citron, le piment, le sel, l’ail, le bouquet garni, le bois d’Inde et les clous de girofle. Avant de se rendre, le samedi soir, au dancing ou après, le dimanche matin, on peut déguster la soupe créole, à base de pied de veau, de navets, de carottes, de pommes de terre, de giraumon, d’oignon et de vermicelles. Pour éviter de prendre froid, au petit matin, on savoure du punch au lait, breuvage associant du rhum et du lait fouetté à l’aide d’un bâton (lélé), aromatisé avec de la vanille, de la cannelle et de la noix de muscade. Des Touloulous consciencieux cuisinent ces plats à l’avance et les consomment de retour à la maison.
En famille ou entre amis, les femmes préparent le colombo, la pimentade ou les haricots rouges. Ces plats sont dégustés avant les défilés du dimanche. Le colombo, à base de poisson, de poulet ou de porc, nécessite du citron, du sel, du piment, un bouquet garni, des pommes de terre, des haricots verts, des concombres piquants, une mangue verte des oignons, de l’ail et du curry. La pimentade, principalement préparée avec du poisson, demande du lard fumé, de l’oignon, de l’ail, des to- mates, du bouquet aromatique et du citron. Les haricots rouges sont accompagnés de queue de porc et de viandes fricassées. Tous ces plats sont servis avec du riz blanc.
La galette des Rois, feuilletée ou brisée, est consommée en abondance. Fourrée à la pâte d’amande, à la confiture ou à la crème pâtissière, la galette est partagée, de l’Épiphanie au mercredi des Cendres, en famille, sur le lieu de travail, à l’école ou dans les associations. Elle est donc partagée par des personnes qui se réunissent aussi le reste de l’année. Généralement, le partage se fait le vendredi. Une fève est introduite dans la galette ; celui qui la trouve choisit son roi ou sa reine, qui doit offrir respectivement les boissons et la galette le vendredi suivant.
Selon Cl. Gaignebet et M-Cl. Florentin, se gaver d’aliments est faire gonfler son ventre jusqu’à la naissance anale : l’homme « enceint » accouche d’un pet. « À travers de tels fantasmes, les hommes vont pouvoir s’approprier symboliquement le grand privilège des femmes, celui d’avoir un enfant » [op. Cit., 1974, p. 145]. L’homme imite la femme dans ce qui fait sa différence avec elle. Mais il im- porte aussi aux hommes « de se remplir entièrement, de ne laisser en eux nul vide par où les âmes errantes des morts puissent les pénétrer » [ibid., p. 150]. « C’est la période où les âmes rôdent dans les vents, prêtes à s’introduire par le moindre orifice du corps. Manger d’abondance, c’est ainsi se garantir des risques inhérents aux souffles extérieurs ». Les auteurs concluent que l’alimentation carnavalesque met en jeu deux mécanismes : « absorber des aliments flatulents provoque à l’intérieur du corps une surabondance d’esprit et d’âme », « se goinfrer a pour double effet d’expulser mécaniquement ce souffle interne et de prévenir toute pénétration d’un pneuma externe. L’alter- nance de ces deux états fait du corps humain une véritable pompe à âmes » [ibid., p. 152]. Selon
R. Caillois, « l’orgie sexuelle de la fête s’ajoute à l’ingestion démesurée d’aliments et de boissons » ; toutes deux seraient liées et auraient la fonction d’assurer la prospérité et la fécondité du groupe [op. Cit., 1950, p. 149]. Depuis une dizaine d’années, les bals Tololos, fondés sur le principe inverse des Touloulous, remportent un vif succès : seuls les hommes se déguisent et invitent les femmes à danser. Au départ, ils étaient organisés par des particuliers et ignorés par la majorité des Créoles qui voulait défendre la
« tradition », puis sont entrés progressivement dans le programme officiel des festivités. Les bals Tololos se multiplient sans faire concurrence aux bals paré-masqués. Ces innovations attirent sur- tout les jeunes et montrent l’intérêt que les Créoles accordent à leur carnaval.
Le Dimanche gras : l’expression de la modernité
Avec les jours gras, la fête atteint son paroxysme. Du Lundi gras au mercredi des Cendres, les jours sont fériés. Les dancings accueillent les Touloulous tous les soirs, les commerces ferment les après- midis et les administrations ne reçoivent plus le public dès le vendredi soir, et ce jusqu’au jeudi sui- vant. La Fédération organise des manifestations qui prennent de plus en plus d’importance : la grande parade, l’élection du roi et de la reine et l’incinération de Vaval.
Le Dimanche gras diffère des dimanches précédents. Les groupes carnavalesques sont en compétition, ils ont un circuit à respecter et, sur le parcours, sont notés par un jury. Enfin, des prix sont distribués aux vainqueurs. Un règlement est préalablement fourni aux participants, qui devront le suivre sous peine de disqualification.
La parade est retransmise en direct de la place des Palmistes sur la principale chaîne de la télévision locale. Cette parade, née il y a une vingtaine d’années, n’était pas une compétition entre groupes ; à l’origine, tous recevaient un prix identique. Aujourd’hui, les vainqueurs reçoivent de l’argent. Seuls ceux qui sont membres du Comité, qui paient leur cotisation et sont constitués en association loi 1901 sont notés.
Les roi et reine du Carnaval élus dans les soirées payantes font leur première apparition dans les rues en ouvrant le défilé. Tous les groupes structurés font beaucoup d’efforts de créativité, d’investissement financier et de discipline. Un seul mot d’ordre aujourd’hui : l’harmonie.
Après le carnaval de rue et les bals paré-masqué, cette parade, reprise à Kourou et Saint-Laurent- du-Maroni et fondée sur le principe du concours, fait figure de troisième type de carnaval. Elle offre une structure différente et indépendante des autres.
La tradition des jours gras
La tradition relative aux trois jours gras est encore très respectée. Les jeunes Touloulous proposent moins d’innovations que celles observées durant les autres jours du carnaval.
Le Lundi Gras, jour des mariages burlesques, tous les hommes portent des robes de mariée et s’unissent avec des femmes vêtues de costumes d’homme. Ils se tiennent par la main, forment des cortèges et chantent a capella « Nou mayé kan menm ! » (« Nous sommes tout de même mariés ! »), ceci tout au long de l’après-midi. Ces couples sont souvent devancés par un « prêtre », qui fait mine de bénir leur union, certains personnages osant même porter au cou des chapelets et brandir la Bible. Le sacré est parodié ; une autre forme d’inversion et de transgression de l’interdit se manifeste. Ce jour-là, des mariées ne cachent pas leur virilité ; d’autres miment la femme de façon impeccable ; les travestis sont raffinés et courtois. Beaucoup de mariées sont enceintes, d’autres tiennent leur mari chétif, d’un côté, et un rouleau à pâtisserie, de l’autre. On lance du riz, on boit du champagne, on s’arrête pour mimer un accouchement burlesque. Longtemps, ce jour fut largement investi par les Touloulous sales et solitaires, les groupes structurés en profitant pour faire une pause. Depuis l’existence de groupes de quartier, les mariages burlesques sont célébrés en masse.
Le Mardi gras, jour des Djab Rouj, les Touloulous sont vêtus exclusivement de rouge et noir. Le prince des ténèbres est escorté de ces diablotins. Le diable, portant un costume constellé de miroir, arbore une tête énorme ou plusieurs petites, où sont plantées ses cornes, et brandit sa fourche. Ce personnage est toujours joué par un homme ; les diablotins sont joués par les enfants et les femmes. Les groupes de quartier n’imposant plus de thèmes de déguisement, l’accès à ces groupes est d’autant favorisé, et le nombre de participants double par rapport aux dimanches précédents. On pourrait croire que, les deux derniers jours du carnaval, les participants excèdent en nombre les spectateurs, qui portent pour beaucoup des vêtements rouges ; l’impression est accentuée par le fait que certains spectateurs se joignent aux groupes. Des chansons spécifiques au Mardi Gras sont interprétées, Djab-la ka pissé (« Le diable pisse »), Kay manman mi djad la dérò (« Attention, le diable est dehors »). Dans les dancings, Touloulous et cavaliers sont en rouge.
Le mercredi des Cendres, jour des diablesses, est un jour de deuil. Les Touloulous sont vêtus de noir et blanc. Vaval est mort la veille. Plusieurs mannequins de chiffon sont présentés au public par les différents groupes. Le mode de transport varie : cercueil, cyclomoteur, brouette, quand il n’est pas suspendu au crochet d’un bâton maintenu en l’air ou porté sur le dos… Vaval est souvent directement associé à la sexualité ; le sexe hypertrophié est un attribut souvent mis en évidence lors de la confection du mannequin. Des chants sont de circonstance et, avec Vaval, le personnage de la djablès (diablesse) est toujours présent. Elle porte une longue robe noire à manches longues, retroussée sur un jupon blanc. Trois foulards sont noués : à la taille, à l’épaule et autour de la tête. La djablès traîne une casserole, une boîte en fer ou un pot de chambre. Autrefois, elle s’enfarinait le visage ; avec l’arrivée des masques, ceci est plus rare.
À l’origine, la fin du carnaval est marquée par le Mardi gras. Seules quelques diablesses déam- bulent dans les rues traînant leurs casseroles : les Martiniquais sont les seuls à fêter le mercredi des Cendres. Arrivés en Guyane après 1902, les Martiniquais fêtent la fin du carnaval déguisés en djablès devant les Cayennais qui, au fil du temps, ont adopté ce jour de fête supplémentaire. L’Église tolère cette pratique et, même, déplace le rite de distribution des Cendres du mercredi au vendredi matin. Arnold Van Gennep (1974) explique pourquoi, en Europe, certains fêtent toujours le carnaval le mercredi des Cendres et d’autres non : dans l’ancien rite ambroisien, le mercredi était un jour carnavalesque ; dans le rite romain, le Carême commençait le mercredi. La mentalité populaire n’a pas accepté le nouveau calendrier et le carnaval fut interdit aux bien-pensants. À Cayenne, un bûcher est érigé le mercredi par le Comité sur la place principale. Le cérémonial est encadré par les pompiers ; des pleureuses, auxquelles se joint le public, poussent des cris et se tordent de douleur. Parallèlement au bûcher officiel, d’autres sont improvisés à différents endroits de la place des Palmistes. L’ensemble des festivités s’achève à minuit. Le mannequin est le point commun de tous les carnavals. L’issue est toujours la même : il doit être détruit. Selon les régions, la destruction diffère : noyade du pantin ou crémation avec dispersion des cendres.
Selon E. Le Roy Ladurie, lors du carnaval, le feu est un rite de purification et de fécondité [ op. Cit., 1979, p. 266]. C. Gaignebet et M-C. Florentin voient dans ce feu « la forme populaire du feu purgatoire » [op. Cit., 1974, p. 72]. L’approche de J.-D. Lajoux introduit la vision que la mort de carnaval, mort rituelle, est une parodie ou une réminiscence de sacrifices humains [En France, carnavals contemporains, 1988, p. 85]. N. Belmont et M. Izard rappellent que dans la pratique du bouc émissaire, le transfert du mal se fait sous des formes simples ; il peut être transféré à des objets inanimés ou à des hommes, « (…) la notion de bouc émissaire proprement dit suppose que l’on a transféré les mauvaises influences à un intermédiaire matériel qui joue alors un rôle de véhicule facile- ment expulsable de la communauté locale » [Frazer et le cycle du rameau d’or, 1983].
Le but est d’éliminer tout risque de souffrance et cette expulsion est pratiquée annuellement, lors d’un changement de saison. Durant cette période de licence, les règles sociales sont abolies. Pour donner un sens au mannequin, R. Caillois explique que la fête « comporte le congédiement du temps usé, de l’année révolue et en même temps l’élimination des déchets produits par le fonction - nement de toute économie, des souillures attachées à l’exercice de tout pouvoir » [op. Cit., 1950, p. 158-159]. Pour rétablir l’ordre, le roi actuel est détrôné, « les défunts revenus sont à nouveau congédiés. Les Dieux, les ancêtres se retirent du monde des hommes (…). Des barrières s’élèvent de nouveau entre les hommes et les femmes, les prohibitions sexuelles et alimentaires rentrent de nouveau en vigueur. À la frénésie succède le travail, à l’outrance le respect. Le sacré de régulation, celui des interdits, organise et fait durer la création conquise par le sacré d’infraction. L’un gouverne le cours normal de la vie sociale, l’autre préside à son paroxysme » [ibid.]. Le mannequin représente ce qui doit disparaître et, pour arrêter cette débauche, les masques, incarnant les morts, exécutent l’ennemi. N. Big et B. Traimond concluent que « les corps ont perdu pour permettre la venue du temps de l’esprit : le Carême » [Le Carnaval dans la lande et le chalosse, 1980, p. 190].
La transmission intergénérationnelle, très souvent orale, est fragilisée par la mondialisation et la standardisation des cultures. C’est pourquoi il est important de préserver ce patrimoine de manière pérenne.
Quels sont les éléments à transmettre ? Outre les aspects matériels (vêtements, pharmacopée), ce sont surtout les éléments liés à un savoir-être de Touloulou : la maîtrise des codes et des rituels d’entrée dans la salle de bal, ceux liés à l’invitation du cavalier, la technique de danse, la façon de respirer sous le masque, la façon de se désaltérer à la buvette sans se trahir, la façon de changer sa voix, sa démarche, ses gestes. Un nombre conséquent de ces connaissances relèvent d’une transmission longue, étalée parfois sur plusieurs saisons de carnaval. Cette transmission, qui se faisait dans la famille ou par la marraine, s’est partiellement délitée, laissant la place à des comportements ne correspondant pas à l’esprit du Touloulou, qui est d’abord de danser et de jouer de l’incognito autorisé par le costume. La transmission actuelle étant largement incomplète, une évolution dans le domaine se fait jour.
Globalement, les familles transmettent à leurs jeunes des connaissances dans les domaines du carnaval dans 50 % des cas, mais l’hyper-modernité, avec les déplacements des familles, induit une déperdition. Des jeunes ne savent plus ce qu’est « faire Touloulou » : une génération s’est déplacée loin du pays, occultant ce type de transmission. Plusieurs actions ont été instaurées, telles des rencontres pédagogiques et des animations avec les associations carnavalesques au sein de divers quartiers et communes. La transmission s’effectue aussi à travers les groupes carnavalesques rassemblant les jeunes de quartiers, qui enseignent l’essentiel des savoirs traditionnels et les stimulent en créant des rythmes musicaux ; des concours sont organisés à cet effet, tel que le concours mizic lari (musique de rue). S’agissant de la transmission vestimentaire, des créateurs aidés de jeunes stylistes confectionnent et présentent des costumes de Touloulou sous forme de défilés. Des poupées Touloulou miniaturisées sont présentées à la population lors des foires carnavalesques. Des cours de danses carnavalesques sont dispensées par de jeunes artistes.
Comment préserver et transmettre certains secrets de santé et de soins liés au Touloulou et faire en sorte que la teneur même de la transmission soit préservée ? Ainsi, dans le domaine de la santé, des cures d’huile de foie de morue (émulsion Scott) étaient autrefois en usage, à titre préventif. Après le bal, pour lutter contre la fatigue et les microbes, des bains étaient recommandés, avec des simples, dont les noms vernaculaires ne sont pas toujours traduisibles en noms botaniques : feuilles de Montjoly, Sorossi, Citron (Citrus aurentifolia), patchouli (Pogostemon cablin) ou gros bombe (C corylifolius). Soufre, gros sel et/ou grésyl (quelques gouttes) venaient en complément, pour éloigner les mauvaises ondes. Les frictions au Bay Rum, au rhum camphré, au Foucaud, au tafia (rhum) et aux feuilles de bois d’Inde calmaient les douleurs musculaires. Les pieds étaient frottés au whisky. Le thé d’oignon, parfois additionné de cannelle et d’un peu de whisky, était aussi réputé pour bien respirer et reprendre des forces. Les tisanes à base de plantes dites rafraîchissantes étaient prisées pour leurs vertus reconstituantes. Le corossol (Annona muricata) apaisait. Ces éléments n’étant plus transmis, comme autrefois, par la famille, par la marraine ou au sein du groupe de Touloulous, des personnes plus âgées indiquent aujourd’hui à la radio, lors des émissions, des recettes susceptibles d’aider les nouvelles générations. Elles indiquent aussi l’art et la manière d’être.
Concernant les costumes, les Touloulous peuvent les louer ; d’autres en achètent chaque année, parfois un costume par samedi. Mais, en ce domaine, la tradition n’intervient pas, chacun fait à sa guise, ce volet touchant aussi le domaine financier.
L’élément qui a surtout contribué à la construction du mythe du Touloulou est le bal paré-masqué. Des recherches sur l’origine des bals paré-maqués en Guyane, menées par Patrick Léon (Le Bal paré-masqué. Une approche historique du carnaval en Guyane), par Aline Belfort (Le Bal paré- masqué. Un aspect du carnaval de la Guyane française) et plus récemment par Denis Lamaison (« Esclavage et liberté : bals et carnavals de Guyane française aux XVIIIe et XIXe siècles », colloque Bals masqués de Guyane et d’ailleurs, janvier 2017), montrent que le bal paré-masqué de Guyane est antérieur à 1902, date d’arrivée en Guyane des rescapés de la Montagne Pelée, originaires de la ville de Saint-Pierre, à la Martinique.
Denis Lamaison discerne, d’ailleurs, plusieurs périodes dans l’histoire des bals et des carnavals de la Guyane. La première débute avec la colonisation et la mise en place de la société esclavagiste : chaque classe organise ses bals de son côté. Les premiers bals organisés en Guyane remontent à l’installation des colons européens (Hollandais et Français) sur l’île de Cayenne durant la seconde moitié du XVIIe siècle. Les esclaves et les « libres de couleur » se retrouvent de leur côté lors de bals rythmés par les tambours. Le carnaval reste avant tout, durant cette période, une fête de l’élite blanche.
La seconde période débute dans les années 1820-1830, avec l’instauration des bals dénommés yambels (yambelle ou djanbel), terme dérivé du terme djanbe, qui désigne un tambour mandingue. Ces yambels qui sont, en fait, un métissage des danses de salons européennes et de danses d’origine africaine, s’imposèrent après l’abolition de l’esclavage.
En effet, comme le précise Denis Lamaison, « en août 1848, 13 000 esclaves sont libérés en Guyane française. Si, pour eux, cette date symbolise le début d’une nouvelle vie, pour la plupart des colons blancs, elle marque la fin d’une époque faste. (…) Le contexte a en effet évolué. Tandis qu'un mulâtre est élu lors des premières élections législatives en 1849, les nouveaux citoyens se sont désormais totalement réapproprié le carnaval. »
En témoigne, le texte publié le 4 mars 1849 dans L’Éclaireur de Cayenne, par un certain Lechertier, sur le carnaval de Montabo, colline et route du même nom, à la périphérie de Cayenne :
« Carnaval à Montabo. [...] Montabo pendant cette journée, ressemble furieusement à Naples ! à Venise, à Paris ! [...] Aussi que de chants bruyants, de danses lascives, comme le bonheur perce dans tous les yeux [...]. Sont-ce bien là les descendants de ces hommes que la spéculation allait enlever à l’Afrique, ces hommes sur le sort desquels tout philanthrope bien ne versait continuellement des pleurs, pleurs fécondes qui ont fini par produire leur liberté ! Philanthropes ne vous enorgueillissez point de leur joie, elle date d’hier, au carnaval de 48, de 49, alors qu’ils étaient dans l’esclavage, ils étaient aussi fous dans leurs danses, aussi exagérés dans leurs costumes. Ils chantent, mais quel chant, quelle harmonie, quel entrain, un chant qui fait danser comme cela, laisse loin nos bals de France. [...] Quel est l’instrument de cuivre qui voudrait lutter avec ces tambours du nom de tam- tam. Mesler peut ravir nos sens en nous initiant aux œuvres des grands maîtres ; qu’il y aille en yembelle, il excitera l’étonnement, l’admiration, rien d’autre, plus d’entrain, plus de folie, le tam-tam en yembelle, c’est le piano au salon, le piston au bal public, le violon sous l’orme du village. [...] Puis, tous se séparent, tout est bien terminé, le carnaval a vécu. [...] le carnaval dont j’ai vu la fin, c’est celui du peuple, de ce peuple franc, bruyant dans ses joies, à qui hommes du pouvoir, vous imposez vos fêtes politiques, mais qu’il y a loin de ces fêtes à celles qu’il se donne lui-même : point de bonnets jetés en l’air, point de cris officiels, de la gaieté franche, de la gaieté de carnaval enfin !».
Les trois auteurs Patrick Léon, Aline Belfort et Denis Lamaison se réfèrent aussi au journal La Vigie, dont un article, intitulé « A cassé-cô mo ka ba-ou », renvoie à une manifestation datant de 1891 et soulignant l’engouement des carnavaliers pour une danse traditionnelle guyanaise endiablée, exécutée au rythme du tambour et appelée kasé-kò. Le tambour membranophone étant banni des salons, ces bals ne pouvaient se dérouler qu'à la périphérie de la ville de Cayenne, selon les arrêtés de 1830 et 1887.
Le bal travesti fait son apparition. S’y croisent la musique européenne (sophistiquée/précieuse), jouée dans les bals donnés dans les familles bourgeoises créoles, et le rythme vif des morceaux exécutés dans les bals populaires, soutenant le déhanchement des danseurs.
En février 1896, un article du journal La Guyane, intitulé « L'hôtel de la Renaissance », signale : « Nous avons eu l'agréable surprise samedi dernier de voir organiser, par un groupe de jeunes gens, un bal travesti des plus attrayants à l'hôtel de la Renaissance, (…) de charmantes titanes (…) et comme cavalier des gens très bien... ». En 1898, Le Combat fait à nouveau référence à ce bal.
Le bal paré-masqué est la rencontre culturelle entre deux genres : les bals travestis bourgeois et les danses traditionnelles populaires et endiablées ; la fusion de deux espaces festifs : le salon bourgeois et la salle de bal populaire. Le bal paré-masqué est le produit de la rencontre de deux systèmes culturels : le déguisement et le masque originaires d'Europe et l'exécution des danses au tambour, le kasé-kò notamment.
Enfin, la dernière période, consignée par Denis Lamaison, ramène à la fin du XIXe siècle, période de création de salles de danses dédiées aux soirées carnavalesques et aménagées pour la danse et un orchestre. Selon Monique Blérald (Traversée littéraire du carnaval guyanais), ces dancings ont été « débaptisés » durant la période du carnaval, c’est-à-dire deux à trois mois dans l’année, et les établissements ont changé de nom, au profit de prénoms féminins ou rappelant la féminité : à Matoury, le dancing Karfour est devenu Polina, terme retenu par le gérant de l’établissement ; le Kindal, appelé aussi Kalifourchon, est transformé en Kalinana ; le Soleil levant fut aussi désigné par le terme Nana, diminutif du prénom de sa fondatrice, Evelyna Modica. Ces dancings, désignés sous le vocable d’« école » ou d’« université », depuis une trentaine d’années, sont considérés comme des hauts lieux de transmission, inaccessibles aux non-avertis : il y est question de « rentrée scolaire ou universitaire » et on y décerne des diplômes aux élèves ou étudiants, censés être assidus et appliqués.
Dans cet espace symbolique et ritualisé règne en maître, de 21 heures à l’aube, le Touloulou, créature énigmatique suscitant le mystère et à l’origine de pulsions émotionnelles dans les dancings. Féminisé la nuit, il est au contraire humanisé la journée, masculinisé ou féminisé selon les déguisements, les masques portés ou l’absence de masques.
Un espace public fermé est dédié au Touloulou : ce sont les dancings, qui revêtent un caractère symbolique puisqu’ils sont investis d’une fonction scénique, par tradition. Ces espaces sont des lieux où sont mis en scène, à travers le carnaval d'inversion, les antagonismes, la dérision ou la transgression. Ils ne sont tolérés voire attendus, souhaités, acceptés que dans ces espaces. Dans ce cadre, la tradition carnavalesque a été la mieux gardée. Toute la population participe au bal paré- masqué, toutes classes sociales confondues. C’est une véritable fête populaire. Il est de bon ton de s'y rendre, tant pour les hommes, afin de mesurer leur cote auprès de la gente féminine, que pour les femmes, déguisées en Touloulous, signe de libération : la femme au bal paré-masqué est le témoignage vivant du changement de la condition féminine dans la société guyanaise. Les dancings étant fermés et les femmes faisant Touloulou ne révélant pas, par tradition, leur participation, l’imaginaire populaire est en effervescence à propos des Touloulous. Certaines souhaitent le faire au moins une fois dans leur vie pour savoir à quoi correspond ce changement de personnalité ; d’autres au contraire craignent de s’y rendre. Les représentations sont donc diverses (Monique Blérald, Traversée littéraire du carnaval guyanais). Les touristes sont attirés également par le mystère du masque et de la femme qui mène le jeu.
Le regard posé par les auteurs-hommes diffère de celui des femmes, encore en nombre réduit, du fait d’une venue tardive à l’écriture. Les textes poétiques écrits par les hommes (Auxence Contout, Serge Patient, Georges Othily…) évoquent essentiellement les thèmes de l’univers du bal paré- masqué, de la fascination exercée par le personnage du Touloulou ou encore du charivari du carnaval de rues. Le poète et dramaturge Elie Stephenson, en revanche, invite à réfléchir sur le message politique du carnaval, manifestation populaire : les figures traditionnelles du carnaval lui permettent de fustiger l’administration et la justice coloniale. Les auteurs-femmes montrent, elles, une autre façon de penser le féminin et présentent à travers le personnage du Touloulou des femmes exprimant leurs émotions. Elles s’expriment par une écriture subversive, qui permet et ose la déconstruction de la rêverie, et offrent une froide réflexion sur la femme au quotidien (solitude, difficultés morales, matérielles…). Sylviane Vayaboury, Marie-Georges Thébia, parmi d’autres, démystifient et démythifient le personnage du Touloulou. Un regard exogène sur le carnaval guyanais est porté par des auteurs créoles guyanais (Raoul-Philippe Danaho, Marie-France Duparl) ou non-guyanais (Miguel Duplan, Jacques Contrant, Yvette Roblin), ayant vécu ou vivant en Guyane ou hors de la Guyane.
Des ouvrages existent déjà sur la tradition carnavalesque : essais littéraires, essais sociologiques, ouvrages romancés et/ou historiques, colloques sur le Touloulou du bal paré-masqué pratiqué en Guyane. Ils mettent en avant les similitudes observables dans d'autres contrées, mais dégagent surtout les particularités et la singularité du symbole véhiculé par le Touloulou. Plusieurs auteurs ont travaillé sur cette problématique : Rodolphe Alexandre (1995), Isabelle Hidair (2005), Aline Belfort (2000), Monique Blérald (2009), Biringanine Ndagano (2010). Des étudiants de l’université de la Guyane (département Lettres et Sciences humaines), sous la direction de Monique Blérald, mènent des démarches de recherches auprès des anciens et, à partir de la collecte de récits de vies, compilent toutes les informations entourant l'espace du Touloulou du bal paré-masqué. Des personnalités incontournables (Armand Hidair, Auxence Contout…) approfondissent certains thèmes par leurs écrits. Hilaire Boutezelle ou MM. Griffit et Prospère tentent à leur manière de préserver les connaissances et traditions relatives au Touloulou du bal paré-masqué par le biais d’émissions radio, d'expositions de photographies et de manifestations orales....
Plusieurs codes et rites liés au bal paré-masqué sont modifiés du fait des interpénétrations culturelles (influences brésilienne, haïtienne, guadeloupéenne et martiniquaise) et de la mondialisation (retransmission télévisée des carnavals de Nice, Rio Trinidad…). Les orchestres et les carnavaliers eux-mêmes rivalisent en création : musicale, vestimentaire et chorégraphique. Le souci premier est de plaire davantage, mais, dans un contexte économique contraint, l’enjeu est souvent aussi mercantile. Le carnaval, produit culturel, sert de base au développement d’activités économiques et touristiques, même si cette évolution menace des symboles forts du carnaval, que cherchent à préserver certains gangan (terme créole désignant couramment les Anciens). Des associations, telles que l’association Marly, présidée par Marie-Line Cesto-Brachet, avec la règle des dix commandements du Touloulou, veillent ainsi à la transmission.
Au sein du bal paré-masqué actuel, les musiciens, influencés pour certains par leurs origines culturelles, ont modifié les séries (ordre d’exécution des morceaux) en intégrant de nouveaux rythmes, tel le compas haïtien. Autrefois, l’ordre était le suivant : mazurka, biguine, quadrille, valse. Dernière danse, la valse permettait aux danseurs de se reposer ou de partir à la recherche d’un nouveau partenaire pour les morceaux suivants. Le tempo des morceaux est également plus accéléré : les musiciens tiennent ainsi à honorer la demande du public des jeunes, friands de cadences rapides. De fait, cette nouvelle programmation musicale augmente le nombre d’entrées dans les dancings et leur renommée, ainsi que celle des orchestres qui s’y produisent.
Les tenues des Touloulou suivent aussi cette évolution. Leurs robes sont plus chatoyantes (couleurs plus chaudes, textures lamées) et portées plus près du corps pour favoriser le rapprochement physique des couples. Apparaît alors une nouvelle gestuelle plus lascive : balancements chaloupés des hanches et petits frémissements du corps (la « tremblade »), en harmonie avec les riffs des saxophones. D’ailleurs, la configuration des dancings (espace plus réduit à cause du grand nombre de danseurs) ne permet plus aux Touloulous d’effectuer leur traditionnel tour de piste pour saluer l’orchestre, à leur arrivée dans le dancing, et localiser dans la salle les cavaliers généreux et/ou les bons danseurs.
Les danseurs n’effectuent plus les nikas (entrechats) et les mimiques, qui conféraient une certaine ambiance ludique au bal paré-masqué. Les codes, l’esprit et l’atmosphère du dancing ont évolué. Le jeu, la dérision et le rire que renforçait l’anonymat du Touloulou (voix, démarche, costume ample) ont disparu. Les danseurs actuels se connaissent parfois et se reconnaissent dans la salle de bal. Dès la sortie, certains Touloulous ne préservent même plus le mystère et l’anonymat : elles se démasquent, se dégantent, laissant alors voir leurs cheveux, leur peau, et se font reconnaître par leur cavalier, notamment en allant manger et boire avec celui-ci dans les voitures spécialement aménagées pour l’occasion, et encore dans les after (moment convivial où l’on boit, mange, danse après le bal).
Suivant l’évolution de la société et des mentalités, les Touloulous, plus jeunes en âge, se montrent plus libérées que leurs aînées et, prenant leurs distances par rapport au carcan religieux et éducationnel, n’hésitent pas à adapter la tradition du bal paré-masqué aux tendances en vogue et à revisiter les pratiques originelles. Ainsi, face aux tenues onéreuses – le coût de la location est entre 200 et 350 euros pour une soirée -, les jeunes femmes mettent en place une rotation vestimentaire et s’échangent les costumes qu’elles vont porter et ou confectionner chaque fin de semaine. La règle d’or est, en effet, de ne pas porter le même costume chaque samedi. Le bami (plat de nouilles et de poulet à la sauce « saté », d’origine javanaise) et les pizzas, moins coûteux et accompagnés de boissons énergisantes, remplacent chez les jeunes les traditionnelles soupes créoles consistantes et les blaffs de poisson ou de poulet, qui, un peu coûteux en temps et en énergie, les dissuadent.
Les hommes, et singulièrement les jeunes cavaliers, ne sont plus, comme leurs aînés, dans l’attente pesante et frustrante d’un Touloulou qui ne les invite pas à danser au cours de la soirée. Dans la mise en scène, ils se déplacent de manière ostentatoire, arborant fièrement un tee shirt rappelant leur appartenance à un groupe créé pour la saison carnavalesque. Ils ont trouvé une alternative en adoptant le « bal Tololo », créé par un groupe de jeunes métropolitains V.A.T., acronyme désignant les jeunes effectuant leur service militaire en qualité de « volontaire aide technique ». Dans le bal Tololo, les rôles sont inversés : les hommes, déguisés, disposent à leur tour d’un anonymat, favorisant de manière ludique la libération de leurs pulsions émotionnelles. Ainsi, la gente masculine se sent autorisée à danser, à boire, et à séduire les cavalières à visage découvert, qui, dans ce nouveau rituel, rivalisent avec les hommes déguisés en faisant preuve de grande créativité dans leurs styles vestimentaires.
Les menaces pesant sur la pratique et la transmission du bal paré-masqué de Guyane sont diverses. Le temps avançant inexorablement, les dépositaires des codes et des règles du Touloulou du bal paré-masqué disparaissent avec leur savoir. La transmission de l'esprit du bal et de ses codes, si chers aux ancêtres, disparaissent peu à peu. Depuis quelques années s’observent des interprétations quelque peu faussées du cérémonial, en lien avec la modernité, la mondialisation et l'apport des communautés extérieures. S’ajoute à cela l'émergence du Tololo (hommes déguisés), à double tranchant : si ces bals ont toute leur place durant le carnaval, avec la crise économique, les femmes les préfèrent de plus en plus aux bals Touloulou, car elles peuvent aller danser à moindre coût, sans investir dans un déguisement onéreux. Quant au cérémonial, les rites ponctuant le bal paré-masqué « avant, pendant et après » ne sont plus respectés. Dans la préparation du Touloulou disparaissent le marrainage des jeunes et nouveaux Touloulous, la notion de « bandes » caractérisées par le thème de leur costume, le choix du partenaire abordé par le Touloulou (d'abord à l'extérieur, en le taquinant, puis, à l'intérieur du dancing, quand son choix est arrêté), les nikas (jeux, parodies), sans oublier la reconnaissance du groupe par une musique qui leur est attribuée. Ces éléments visibles tendent à modifier le cérémonial. Le comportement du cavalier se transforme aussi : il n'a plus la prévenance et la galanterie attendues lors de cette manifestation, ne prend plus soin du Touloulou et ne lui permet plus de se considérer comme la meilleure danseuse. Il ne remercie plus le Touloulou pour l'avoir choisi comme partenaire dans la danse. Il ne maintient plus la magie de l'instant présent. Même dans « l’après », instant tout aussi important, disparaissent les rites liés au bien-être, à travers une gastronomie et une pharmacopée précises.
S'ajoute à cela la disparition de certaines formes de danses, au profit du piqué djouk (terme évoquant l’arrêt brutal des danseurs et danseuses sur une note de mazurka), danse récente (1990), ce qui amène invariablement la disparition de certaines terminologies caractéristiques des divers styles de danses (kalbannen douvan, kalbannen déyé) et une évolution musicale et chorégraphique.
Dans la seconde moitié du XXe siècle, des changements ont été introduits dans les vêtements, soignés tout particulièrement. Dans le paraître, les déguisements se modifient, les tissus diffèrent. Les robes ne sont plus en cotonnade, mais faites de tissus soyeux brillants, clinquants. Même constat pour les masques, qui perdent de leur originalité et de leur expression au profit de masques vénitiens. À partir des années 1950, les hommes se démasquent… ; dans les années 1980, les Touloulous ne cherchent plus à masquer les formes de leur corps, mais à le sublimer. Le terme « universités » apparaît à la place de « dancings ».
Mesures de sauvegarde
L’Observatoire régional du Carnaval guyanais (association loi 1901) a pour but de suivre l’évolution et de sauvegarder le carnaval guyanais, d'y apporter son soutien et sa réflexion. L’association est constituée de spécialistes du carnaval et d’acteurs du secteur économique, du secteur de la culture, des mass medias, des structures institutionnelles, de différents élus de la scène politique, sans oublier le lien permanent avec les groupes carnavalesques (composés de jeunes) et le monde de l’éducation (les écoles et l'université). Tout ceci favorise l’information, la mise en place d'action et donne ainsi une cohérence à l'action de sauvegarde des rites et codes du Touloulou du bal paré- masqué.
Pour répondre à une question fréquente des touristes (est-on toujours Touloulou, d’une génération à l’autre ? Quelle proportion vient de l’héritage ?), une caravane a sillonné toute la Guyane pour rencontrer, sensibiliser et recueillir le maximum d’informations autour du personnage du Touloulou. L’Observatoire est ainsi chargé de conscientiser, d’une part, en mettant en place un ensemble d’outils permettant de transcrire et de transmettre les rites et les codes du carnaval et, d’autre part, en montrant les interpénétrations culturelles qui tendent à faire évoluer cette pratique.
Autre mode de transmission mis en œuvre, le colloque Bals masqués de Guyane et d’ailleurs. Identités et imaginaires carnavalesques en question, organisé les 26-27 janvier 2017 sous la direction de Monique Blérald, à l’université de la Guyane, a mis l’accent sur le personnage du Touloulou et sur les bals masqués de Guyane. Il a autorisé la rencontre de plusieurs universitaires et carnavaliers (jeunes et moins jeunes) et sympathisants du carnaval. Conçue par des étudiants, sous la houlette du musée des Cultures guyanaises et d’anciens, une exposition intitulée Touloulous de bals masqués permanences et évolutions (Trois-Fleuves, Cayenne, EPCC L’Encre, 27 janvier-27 février 2017) a présenté en outre l’évolution historique du personnage emblématique du Touloulou, les pratiques et le cérémonial associés (avant, pendant, après), et les rites et codes, y compris les pratiques culinaires, la pharmacopée, l'industrie textile et l'univers artistique des musiques et danses. Données orales, costumes, accessoires anciens et actuels, collectés par les étudiants, les élèves du primaire et les membres d’associations auprès des anciens et des personnes-ressources, ont été complétés et exploités avec méthode, grâce au soutien des techniciens du musée des Cultures guyanaises et des universitaires, par des recherches en bibliothèque et dans les archives. Un livret pédagogique, ouvrage patrimonial, a repris toutes ces problématiques.
Afin de favoriser la transmission, un partenariat avec les acteurs de l'économie, particulièrement avec le secteur du tourisme, est envisagé autour de la mise en place d'un référentiel carnavalesque. La réalisation d’un DVD sur le Touloulou et le carnaval de nuit, en regroupant des éléments culturels, économiques et sociaux liés au personnage du Touloulou, sera la vitrine patrimoniale, éducative et interactive du carnaval guyanais.
La mise en place d'un diplôme universitaire formant des animateurs socioculturels permettra d'agir et de réagir directement dans les différentes structures associatives, éducatives et institutionnelles (hôpitaux, maison de retraite, milieu carcéral). Indirectement, elle favorisera les recherches à propos de l'évolution de ce patrimoine et incitera au maintien de la tradition, certes évolutive, mais intacte sur certains aspects.
Si la transmission intergénérationnelle directe se fait de façon moindre, elle existe médiatisée par l’Observatoire et les moyens de communication. Elle continuera à se faire à travers ces divers types d’activités et de manifestations. L’inscription sur l’une des listes du Patrimoine culturel immatériel de l’Unesco participerait à une même démarche de soutenir la transmission, avant que l’hyper- modernité ne délite complètement les règles et les comportements attachés au carnaval de Cayenne, et en particulier au personnage du Touloulou.
Actions de valorisation
Au niveau national, les actions de valorisation, multiples, débordent du calendrier habituel du carnaval. Le carnaval hors-saison se tient à Paris au mois de juillet et la foire de Paris, au mois de mai ; les différents aspects culturels et spécifiques de l’outre-mer y sont présentés. Dans le cas de la Guyane, l'apport culturel et économique du Touloulou en est l'élément-phare (tourisme). D'autres protagonistes jouent un rôle non-négligeable dans la valorisation du carnaval, tels les orchestres leader de la musique carnavalesque : les Blues Stars et les Mécènes. Mais des groupes emboîtent le pas et participent activement à ce moment particulier (Karnivor, Evasion, Dokonon). La médiatisation du carnaval de Cayenne permet des rediffusions dans des pays éloignés et constitue un élément clé pour le tourisme.
Au niveau local, la création du karnacampus, carnaval initié sur le campus universitaire de Cayenne, permet une transmission plus large en direction d’une catégorie de la population guyanaise, les étudiants. La « caravane du Touloulou » créée par l'Observatoire régional du carnaval guyanais, se charge de récolter les signatures et de présenter le projet de candidature à l'inscription par l’Unesco du patrimoine immatériel qu'est le Touloulou du bal paré-masqué. Un grand nombre d'ouvrages a déjà fortement sensibilisé le monde scientifique, littéraire et documentaire. Du roman à l'approche scientifique, pléthore de démarches permettent d'affirmer la traçabilité et la pérennité du carnaval de Cayenne.
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Documentaires audiovisuels
Archives audiovisuelles de RFO [Guyane Première], qui retracent « l’ambiance des dancings », vivant témoignage du Touloulou du bal paré-masqué.
Masques, film-documentaire réalisé par Apsita Cissé-Berthelot, Paris, Production Terre rouge, 1995.
Depuis quelques années, un réel engouement pour le retour aux traditions se manifeste et la préservation du Touloulou du bal paré-masqué est l'un des aspects les plus forts. L’Observatoire régional du Carnaval guyanais, association fondée en 2014, a relancé des pratiques disparues dans certaines communes : défilés dans les rues, bals « ancien temps », sans oublier les plus de 8000 signatures qui démontrent la forte implication de la population, à la fois dans le projet de candidature à l'inscription du Touloulou bal paré-masqué sur l’une des listes instaurées par l'Unesco dans le cadre de la Convention de 2003, mais surtout dans le retour au rite et au cérémonial.
La plupart des communautés de Guyane s’approprient cet espace-temps qu’est le carnaval en remettant au goût du jour les défilés, les bals et en associant leurs traditions aux rites carnavalesques (Camopi : carnaval dans les rues ; Apatou : retour au bal). Si le Touloulou du bal paré-masqué ne s'est pas introduit de manière visible, il est présent par la participation des différentes municipalités dans le maintien de la tradition orale par les anciens (les gangan) sur l'ensemble des pratiques carnavalesques.
Mais d’autres groupes et personnalités participent à la transmission et à l’élaboration de la fiche d’inventaire du patrimoine culturel immatériel (Inventaire national) et du dossier de candidature (Unesco). Plusieurs villes, telles Cayenne, Kourou, Macouria, Rémire-Montjoly et Saint-Laurent- du-Maroni, favorisent le maintien de cette tradition en facilitant la mise en place des programmes et du calendrier carnavalesque. L’Office guyanais du tourisme, en collaboration avec les agences de voyages, proposent des prix attractifs ; les médias (Guyane Première, France-Guyane, etc.) figent à travers des images, des récits et des reportages ces instants magiques. Les différents groupes orchestraux (Blues Stars, Mécènes, Karnivor, Evasion...) recherchent et préparent leur rentrée en proposant de nouveaux registres musicaux.
Les comités de tourisme et les comités municipaux des fêtes proposent plusieurs activités valorisant les défilés de rue, les bals costumés et les bals à thème, avec les enfants (crèches, écoles) et les personnes âgées (maisons de retraite). Les groupes carnavalesques et les orchestres sont alors invités à accompagner ces carnavaliers de tous âges. Divers concours sont organisés : musique carnavalesque (mizik lari), élection du roi, de la reine du carnaval, de la mini-reine et du mini-roi. Couturiers et couturières montrent leurs créations dans de véritables shows où le public est invité à admirer les nouvelles tendances en matière de costumes de touloulous (femmes) et de tololos (hommes), ce qui permet à certains clients d’enrichir et de diversifier leur garde-robe dès les premières soirées.
Centres commerciaux, supermarchés et grandes enseignes proposent des animations musicales avec les orchestres et groupes phares. Les clients sont alors invités à participer aux petits déjeuners carnavalesques et aux jeux sur la culture carnavalesque. Les médias rivalisent avec des animateurs, qui font vivre en direct les moments forts du carnaval : ambiance dans les différents dancings, tournée des soirées privées. Les associations et écoles de danses profitent de la période pour offrir des cours d’initiation ou de perfectionnement aux non-initiés et aux touristes.
Marchés carnavalesques et foires (karnafolies) favorisent les emplettes et présentent les artisans et artistes désireux de promouvoir leur talent. Les clubs service proposent des soirées à thème et des conférences. Le carnaval de Guyane est de fait bien vivant : la créativité musicale de cette période témoigne de la vivacité de la pratique carnavalesque.
Document présenté par Monique Blérald, présidente de l’Observatoire régional du Carnaval guyanais, membre du groupe carnavalesque Ijakata, professeure des universités, Cultures et Langues régionales, spécialité Littérature, université de Guyane
Avec la collaboration de :
Isabelle Hidair, membre du groupe carnavalesque La Bande des Quatre, maître de conférences HDR en anthropologue, directrice du laboratoire MINEA (EA 7345), université de Guyane
Audrey Debibakas, maître de conférences, Cultures et Langues régionales, spécialité Littérature, université de Guyane ; membre de l’Observatoire régional du Carnaval guyanais
Denis Lamaison, docteur en histoire contemporaine, enseignant au DFRLSH, université de Guyane
Myrto Ribal, docteur en anthropologie, membre de l’Observatoire régional du Carnaval guyanais
Elsa Bannis, secrétaire de l’Observatoire régional du Carnaval guyanais.
DONNÉES D’ENREGISTREMENT
Date de remise de la fiche : 13 octobre 2017
Année d’inclusion à l’inventaire : 2017 (CPEI du 26 octobre 2017)
N° de la fiche : 2017_67717_INV_PCI_FRANCE_00389
Identifiant ARKH : ark:/67717/nvhdhrrvswvk2l6
Comment contribuer à l'inventaire : la méthode : https://www.pci-lab.fr/images/pdf/Tutoriel.pdf
Contribuer Accéder à la fiche sur Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Carnaval_de_Guyane
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