Le chêne d’Allouville ou "gros chêne d’Allouville" pousse à seulement quelques mètres du porche de l’église Saint-Quentin, dans ce qui fut autrefois le cimetière du village.
Allouville-Bellefosse est une commune du Pays-de-Caux située à 6km au Sud-Ouest de la ville d’Yvetot. Profondément affecté par les mutations du monde agricole et une relative déprise rurale à partir du milieu du XXe siècle, ce territoire vit longtemps sa population vieillir et décroitre. Cependant, depuis quelques années s’observe l’arrivée d’actifs rurbains attirés par les atouts conjugués du paysage de la campagne, des commodités commerciales, du service scolaire et l’animation de ce village où, à l’analyse, tout apparaît étroitement lié au chêne millénaire.
Allouville-Bellefosse est une commune du Pays-de-Caux située à 6km au Sud-Ouest de la petite ville d’Yvetot. Profondément affecté par les mutations du monde agricole et une relative déprise rurale à partir du milieu du XXe siècle, ce territoire vit longtemps sa population vieillir et progressivement décroitre. Cependant, depuis quelques années s’observe l’arrivée d’actifs rurbains attirés par les atouts conjugués du paysage de la campagne, des commodités commerciales, du service scolaire et l’animation de ce village où, à l’analyse, tout apparaît étroitement lié au chêne millénaire.
Le site visé par l’inventaire du patrimoine culturel immatériel se compose de deux principaux éléments :
- Le chêne millénaire dit "le chêne d’Allouville" : Le chêne d’Allouville ou "gros chêne d’Allouville" pousse à seulement quelques mètres du porche de l’église Saint-Quentin, dans ce qui fut autrefois le cimetière du village. On le dit généralement âgé de 1000 à 1200 ans ; cependant d’autres estimations se basant sur la taille du tronc et sa vitesse de croissance lui attribuent plus volontiers 700 à 800 ans1. Il n’en demeure pas moins un très vieux spécimen, ce qu’atteste d’ailleurs l’existence d’un tronc creux depuis plusieurs centaines d’années. Selon la légende, c’est intrigué par cet espace que le père Du Cerceau aurait pris l’initiative à la fin du XVIIe siècle de dénombrer les enfants pouvant pénétrer à l’intérieur. Mobilisant les écoliers du village il en fut compté 40. Cet évènement aurait été le déclencheur en 1696 de la décision de l’abbé du Détroit de faire aménager une petite chapelle dédiée à Notre-Dame de la Paix ; laquelle chapelle se trouva doublée d’une chambre d’ermite installée dans une cavité supérieure du tronc.
De fait, l’état actuel dans lequel se présente le chêne d’Allouville le rend très différent de l’aménagement primitif de la fin du XVIIe siècle. Son aspect est le résultat du vieillissement naturel de l’individu, des intempéries (sa partie sommitale fut foudroyée), et de restaurations et réaménagements successifs qui l’ont progressivement transformé en un monument conjuguant le végétal et l’édifice religieux. Une première restauration de grande ampleur a été conduite au milieu du XIXe siècle. Affectée par les ravages du temps, la chapelle dédiée à Notre-Dame de la Paix fut à cette époque entièrement rénovée pour dessiner un espace octogonal de style gothique, couvert de lambris en chêne, aménagé d’un autel surmonté d’une statue de la Vierge. Parallèlement la chambre d’ermite était transformée en chapelle dite "du calvaire"2. Une fois ces aménagements achevés les deux édifices furent bénis par l’archevêque de Rouen, le 3 octobre 1854, à l’issue d’une grande et solennelle procession.
Une nouvelle restauration du chêne a été engagée à la fin du XXe siècle. Il ne s’agissait plus de préserver les chapelles mais l’arbre lui-même qui, un soir de 1988, commença à dangereusement s’écarter sous l’effet de son poids au point de détériorer l’escalier conduisant à la seconde chapelle. Ce sont l’alerte donnée par des touristes, mais aussi l’urgente mobilisation des Allouvillais et du pouvoir communal pour étayer le tronc qui ont évité l’aggravation du processus. Dans un second temps, suivant l’avis du Professeur Robert Bourdu, et contre celui d’autres experts qui préconisaient l’abattage, des études furent engagées et de lourds travaux entrepris pour assurer la pérennité d’un arbre qui depuis quelques années montrait des signes de dépérissement : le chêne d’Allouville a donc été traité et sa structure renforcée grâce à l’installation d’une semelle et d’un haubanage métalliques. L’opération de sauvetage a nécessité le démontage intégral des chapelles puis, une fois les travaux achevés, leur complète réinstallation. Cette opération fut couronnée de succès puisque depuis les années 1990 le sujet a repris une certaine vigueur.
- L’église paroissiale Saint-Quentin : La première trace de l’église d’Allouville est attestée au début du XIIe siècle ; cependant l’édifice tel qu’il se présente aujourd’hui se révèle largement postérieur à cette époque et le résultat de reconstructions successives. Le chœur provient du début du XVIe siècle (1538), une portion Sud de la nef date de la fin du XVe siècle mais la majeure partie fut bâtie au XVIIIe siècle, tout comme le clocher de style "Médicis" façonné en pierres de taille et briques (1769).
- Pour ce qui concerne le présent inventaire, on peut dire que l’église Saint-Quentin est constitutive du site du chêne millénaire dans la mesure où elle fait partie depuis 1932 d’un site classé par les Monuments Historiques incluant la chapelle Notre-Dame-de-la-Paix, l’ancien cimetière, son enclos, et une croix monumentale de 18753. Cependant il apparait tout aussi pertinent de considérer l’église paroissiale d’Allouville comme un élément du site du patrimoine culturel immatériel lié à l’arbre ; cette relation repose sur l’existence, à l’échelle historique, de transferts de sacralité qui vont être désormais explicités.
Transferts de sacralité sur le site de l’église et du chêne d’Allouville :
La position du chêne vis-à-vis de l’église Saint-Quentin, à seulement quelques mètres du porche de cet édifice, met sur la voie d’une possible relation entre la présence de l’arbre vénérable et celle de ladite église paroissiale. On sait en effet que l’évangélisation, dans sa volonté d’éradication des anciennes croyances païennes, s’est fréquemment traduite par la construction de lieux de culte chrétiens à la place ou à proximité immédiate des anciens lieux de culte païens. Lorsque des croyances se rattachaient aux arbres ceux-ci étaient abattus, ou bien ils étaient préservés dans la mesure où la société locale se montrait particulièrement résistante à leur destruction. Plutôt qu’un passage en force, les autorités religieuses privilégiaient en effet la canalisation des anciennes croyances depuis l’arbre qu’elles devaient quitter pour abandonner le paganisme, vers un nouvel édifice chrétien à l’intérieur duquel le culte d’un saint favorisant l’intercession entre les hommes et Dieu était destiné à remplacer les anciennes pratiques cultuelles liées à l’ex-divinité païenne. Du haut de ses 800 ans (environ) le chêne d’Allouville est bien évidemment beaucoup trop "jeune" pour avoir "vécu" la période d’évangélisation du pays. Cependant, quand on connait la propension des sociétés locales à s’assurer de la succession des arbres vénérables avant que ceux-ci disparaissent, on ne saurait exclure que le chêne actuel soit en réalité le descendant d’un autre / d’autres arbres ayant été le / les supports d’anciennes croyances païennes. Suivant l’hypothèse ici privilégiée, ces croyances auraient pu être canalisées au moment de la christianisation vers une église primitive bâtie à proximité – l’actuelle église paroissiale Saint-Quentin – et converties en culte voué à un saint, l’évangélisateur Quentin. Du fait de l’attachement dont lui témoignait la population, bien qu’ayant perdu son caractère religieux, l’antique arbre sacré n’aurait pas été abattu. Après sa mort, naturelle ou liée à des intempéries, des successeurs se seraient relayés dans le temps.
Il est impossible de prouver formellement qu’un tel scénario ait pu exactement se dérouler tel qu’on vient de l’écrire. Cependant, si on tient compte des études réalisées sur d’autres sites comparables, l’hypothèse d’un transfert de sacralité d’un arbre païen vers une première église Saint-Quentin au cours de la période d’évangélisation, comme celle d’une succession des arbres du fait de l’importance que leur accorde la société locale, paraissent des évènements vraisemblables. Ceux-ci contribueraient d’ailleurs à expliquer pourquoi une chapelle Notre-Dame de la Paix fut édifiée à l’intérieur du chêne d’Allouville : en effet, malgré sa destitution de tout caractère religieux, l’arbre continuant d’hériter d’une importante charge sacrée de la part de ses prédécesseurs, l’Église a pu voir un intérêt à l’exploiter en transformant l’individu végétal en monument dédié au culte globalisant de la Vierge4. Cela dit, comme qu’en témoigne l’évènement rapporté ci-après5, cette assimilation chrétienne faillit être fatale au vieux chêne d’Allouville durant la Révolution…
Au cours de l’année 1793, le rejet radical de l’Ancien Régime, étroitement associé à celui de la religion chrétienne à travers l’ex-monarchie de droit divin, mit gravement en péril le chêne qui était alors devenu pour certains un symbole à abattre. Cet épisode révolutionnaire à Allouville a donné lieu à un récit qui, depuis, se transmet de générations en générations, et dont voici le contenu tel qu’il fut rapporté en 1914 par l’abbé Fontaine :
"J’ai recueilli la narration suivante de la bouche d’un véridique témoin des scènes atroces dont Allouville fut le théâtre en ces tristes jours. Les arbres du presbytère venaient de tomber et d’être livrés aux flammes comme complices du crime exorbitant d’aristocratie, et notre vieux Chêne allait subir le même sort. Les frères et amis de la commune, renforcés par ceux des environs, au sortir du bûcher du presbytère, ivres d’alcool et de fureur démagogique, avaient soif encore d’une destruction nouvelle. Une voix s’écrie : "Au Gros Chêne, allons brûler sa niche d’oraisons !" Et les barbares de se diriger vers le pauvre arbre promis au sacrifice. À ce moment, un brave et honnête habitant, dont le nom vit encore dans la mémoire du pays (Monsieur Jean-Baptiste Bonheur, instituteur), eut l’heureuse inspiration d’appliquer sur la paroi la plus apparente du Chêne, un large écriteau portant ces mots : "Temple de la Raison", paroles qui produisirent leur effet ; une fraude pieuse avait sauvé la victime en arrêtant la rage du flot populaire.
On rapporte par ailleurs que les révolutionnaires arrivés près du Chêne auraient trouvé à qui parler et que le courage et la vaillance de quelques robustes défenseurs du vieil arbre les forcèrent à prendre la fuite."
Propos du Docteur Canu, rapportés par l’Abbé Fontaine, 1914
Localement très connue, cette histoire présente un fond de vérité factuelle mais relève aussi du récit légendaire dans la mesure où elle est censée délivrer aux Allouvillais un message capital. Plusieurs éléments sont effectivement à retenir : Le premier est la farouche défense du chêne à laquelle se sont livrés un certain nombre d’hommes qui – malgré cette période de radical changement – ont témoigné du grand attachement que vouait à l’arbre (au moins une partie de) la communauté villageoise. Dans ce contexte le sauvetage de la chapelle semble être apparu comme un souci tout à fait secondaire : il s’agissait en effet avant tout de préserver le chêne qui fut converti pour la circonstance en Temple de la Raison. Cet acte signifie vraisemblablement qu’à Allouville la pérennité de l’arbre est prioritaire sur la défense de tous les dogmes qui s’y greffent au cours de l’histoire pour capter sa sacralité. Mieux : ce changement des dogmes attachés au chêne parait finalement constituer une stratégie pour le sauver de la destruction, tout en apaisant au sein de la communauté villageoise la tension entre la révolution (la transformation radicale) et la continuité.
Les remarques précédentes permettent de prendre la mesure de l’importante charge sacrée du chêne d’Allouville : il est en effet probable qu’au moment de l’évangélisation la sacralité de l’arbre n’ait put être transférée en totalité à l’intérieur de l’église Saint-Quentin, au point que l’Église – en tant qu’autorité religieuse – dut au XVIIe siècle s’approprier le chêne à travers l’édification d’une chapelle et un ermitage.
Cependant, et malgré cette conversion, la préservation du chêne s’est révélée pendant la Révolution beaucoup plus préoccupante aux yeux des villageois que le sauvetage du symbole chrétien. Une telle place accordée à l’arbre n’est évidemment pas causée par une propriété qui lui serait consubstantielle. C’est la société locale elle-même qui charge l’arbre d’une sacralité qu’elle transmet d’arbre en arbres suivant leur succession au fil des siècles. Chacun n’est que le relais d’une sacralité qui circule sur une temporalité longue. Et surtout, le chêne d’Allouville n’est sacré que dans la mesure où il relève de l’incarnation d’une communauté villageoise, ancrée sur son territoire, qui s’identifie totalement à lui. La défense de l’arbre procède alors d’une protection de la localité en vue d’assurer sa pérennité, car "le chêne c’est Allouville et Allouville c’est le chêne" dit-on encore aujourd’hui.
Il ressort de ces phénomènes une relation qui fut sans doute historiquement complexe entre l’église Saint-Quentin et le chêne d’Allouville. Car l’église (du grec ecclesia, l’assemblée) est tout autant censée incarner symboliquement la localité. Son gardien actuel le souligne quand il effectue la visite : la nef est le peuple des paroissiens ; le clocher renvoie au pouvoir seigneurial, tandis que le chœur relie les hommes à Dieu, rappelle t-il à qui veut l’entendre. Or, la présence du chêne à Allouville, du fait de la sacralité de cet arbre, est en mesure d’interférer (et même entrer en concurrence) avec l’édifice chrétien. Dès lors, Il semble avoir longtemps résulté de ce contexte l’existence d’une articulation civil – religieux partagée entre ces monuments végétal et minéral. Des festivités organisées après la bénédiction de la chapelle Notre-Dame-de-la-Paix en 1854, et jusque tardivement au XXe siècle, tendent à accréditer cette hypothèse : la fête du saint sacrement, autrefois marquée par des autels dispersés dans le village qu’une procession parcourait pour s’achever par une messe sous le chêne, n’est pas sans rappeler les fréquents rituels qui – ailleurs – renouvellent la sacralité des territoires en y disposant des bornes à relier entre elles. Dans un autre registre, une ancienne cérémonie jadis organisée sous le chêne les lendemains de première communion était typique de ces baptêmes civils pratiqués en bien d’autres sites où poussent des arbres vénérables. En réalité, ces rituels étaient censés marquer les jeunes du village du sceau du lieu ; instituant entre eux et la localité, par delà toutes les contrées qu’ils seraient conduits à parcourir au cours de leur vie, l’existence d’un fil de rappel de leurs origines. Le culte religieux chrétien s’associait ainsi à un culte rendu à la localité.
1 PATER Jeroen, 2006. Les arbres remarquables d’Europe, Éditions du Rouergue, p.146
2 À la différence de la Chapelle Notre-Dame-de-la-Paix, celle du Calvaire ne fut couverte de lambris en chêne qu’en 1888, remplaçant un ancien revêtement en plâtre qui tombait en décrépitude. D’après l’Abbé Fontaine, 1914. Allouville-Bellefosse, réédition de 1993 par les Éditions de la Seine, p. 6-7.
3 Source : Inventaire Général - Service Général de l’Inventaire de Haute-Normandie.
4 À la différence du temps de la christianisation où l’accent était mis sur l’importance des Saints intercesseurs en remplacement des anciennes divinités locales.
5 Abbé Fontaine, 1914. Allouville-Bellefosse, réédition de 1993 par les Éditions de la Seine, p.5.
Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle il semble que le chêne d’Allouville ait fait partie d’un complexe végétal absolument remarquable. Aménagé dans le jardin du presbytère, cet ensemble était semble t-il composé d’un labyrinthe créé par l’abbé Du Détroit, auquel s’associaient une vieille épine et un hêtre dont les fonctions étaient singulières : en effet, leurs frondaisons auraient été aménagées afin que s’y déroulent occasionnellement des banquets. S’agissant du hêtre, les récits locaux racontent qu’était installé à 4 mètres au dessus du sol un plancher maintenu par les branches de l’arbre. Une taille du feuillage dessinait une salle accessible par un escalier en spirale où 16 personnes pouvaient s’attabler. La vieille épine elle-même, de dimension impressionnante, aurait été en mesure d’accueillir un banquet de 12 personnes sur un plancher disposé à 1 mètre du sol.
Ces arbres furent détruits lors de l’épisode révolutionnaire qui faillit être fatal au chêne en 1793. Toutefois, générations après générations, leur mémoire apparait toujours très vivace chez les Allouvillais qui s’intéressent à l’histoire de leur village et / ou très impliqués dans la vie de la commune. C’est peut-être parce que le souvenir de cet ensemble exprime avec justesse la relation intime qui subsiste entre la sociabilité villageoise Allouvillaise et le monument végétal auquel elle s’identifie, qu’elle habite, et qui l’abrite.
Cette intime relation entre l’arbre et la communauté villageoise est encore aujourd’hui très présente à Allouville ; c’est d’ailleurs pourquoi il convient d’étendre le site du patrimoine culturel immatériel bien au-delà du seul périmètre du chêne et de l’église paroissiale. Dans le cadre de ce travail d’inventaire, on y inclura les commerces des rues Docteur Patenôtre et Jacques Anquetil, la mairie, la salle des fêtes où sont organisés les chapitres de la Confrérie du Gland, le musée de la Nature de l’association C.H.E.N.E. (Centre d’Hébergement et d’Étude de la Nature et de l’Environnement), mais aussi le champ où se déroule la Fête du Bois :
- Les commerces du bourg (rue du Docteur Patenôtre, rue Jacques Anquetil) :
Ce rapport étroit entre le village d’Allouville et le chêne fut longtemps traduit par les commerces implantés en périphérie immédiate de l’arbre et de l’église, le long des rues du docteur Patenôtre et Jacques Anquetil. Autrefois, un système d’adjudication prévoyait effectivement que ces commerçants se soumettent à une enchère s’ils souhaitaient obtenir de la commune, pour une durée d’un an, un droit de jouissance commerciale exclusive de ce monument. Notons qu’il ne s’agissait pas seulement d’une autorisation de vente des souvenirs se rattachant au chêne (cartes postales, bibelots divers,…) ; à cette occasion le commerçant lauréat se voyait aussi remettre les clefs des chapelles qu’il transmettait l’année suivante à l’un de ses confrères si celui-ci remportait l’enchère.
Ce système d’adjudication, dont la date de mise en place est aujourd’hui ignorée, s’est altéré au fil des années avant de disparaitre. Durant un temps seuls deux commerçants furent concurrents pour la détention des clefs, avant que celles-ci finissent par être durablement conservées par la patronne du Bazar du Gros Chêne. Dans les années 1970 la municipalité décida alors de les lui reprendre pour les confier à un autre commerçant, sans qu’aucune enchère ne soit organisée, et tandis que l’ancien loyer payé à la commune fut remplacé par un tronc disposé au pied de l’arbre. La tradition de la transmission entre commerçants fut maintenue, mais en reposant sur des critères affectifs d’attachement et de dévouement au Chêne. C’est sur ce principe qu’à la fin des années 1980 les gérants du bar-tabac Le Pousserdas reçurent les clefs des chapelles d’une commerçante partant à la retraite. Eut égard à leur caractère "sacré" selon les propres termes de la patronne, ce fut un grand honneur. Quant à la vente des bibelots et produits dérivés, elle demeura où se situait l’ancien Bazar du Gros Chêne ; c'est-à-dire à l’emplacement du fleuriste actuel.
De fait, une telle position des commerces vis-à-vis du chêne leur accorde une place singulière au sein du village : Ils sont à la fois des bénéficiaires de l’important passage touristique à Allouville, mais aussi – dans la mesure où la détention des clefs implique une surveillance de l’arbre – ils sont aussi des sentinelles prêtes à défendre à tout moment ce monument incarnant la localité. On voit ainsi combien les clefs du gros chêne symbolisent parfaitement une fonction de porte entre les flux qui traversent le territoire, et la borne qui les stoppe et marque l’appartenance.
D’autre part ces clefs sont un patrimoine commun et, à ce titre, aucun commerçant ne saurait se les approprier : elles passent d’une main à l’autre, chacun n’étant qu’un relai ; et lorsque l’un d’eux s’est aventuré à les conserver pour son seul bénéfice la municipalité est intervenue pour faire cesser l’outrage. Cet acte est typique d’une correction pour que la sacralité patrimoniale, circulant, reste un bien collectif.
- Mairie d’Allouville-Bellefosse :
La mairie d’Allouville-Bellefosse peut-être incluse dans le site du patrimoine culturel immatériel associé au chêne, et ce, à plusieurs titres. Tout d’abord l’arbre est propriété de la commune qui intervient – souvent avec d’autres instances territoriales compte tenu des contraintes budgétaires – pour son entretien, sa préservation, et divers travaux d’embellissements du lieu. Mais surtout, il existe entre la Mairie et l’arbre un puissant parallèle dans la mesure où ces deux éléments de l’espace Allouvillais incarnent chacun deux expressions très complémentaires de la territorialité de la communauté villageoise : le chêne renvoie en effet à une territorialité passive car il est investi comme témoin majeur des changements qui s’opèrent à Allouville tout en symbolisant la pérennité du village dans le temps long. Il s’avère aussi respecté comme un ancêtre doté d’une silencieuse autorité morale. Tandis que la mairie est le siège d’une territorialité active, c'est-à-dire ayant une prise directe sur le cours des évènements, avec le pouvoir d’agir de manière décisive pour assurer la pérennité et le développement d’Allouville.
L’articulation de ces deux dimensions s’est parfaitement illustrée dans la lutte qui fut engagée par la commune pour enrayer le déclin de son territoire au début des années 2000 : à ce moment là, et depuis déjà plusieurs décennies, le village perdait progressivement en population et ses habitants vieillissaient au point que les commerces et l’école en devinrent menacés. La disparition de ces services risquait alors non seulement de se traduire par un dépérissement accéléré d’Allouville ; cela aurait aussi eu pour conséquence de banaliser un village qui présentait jusqu’ici la singularité d’avoir su conserver une grande diversité commerciale, un fort tissu associatif et un véritable groupe scolaire dans une campagne pourtant marquée par les mutations antérieures du monde rural. C’est alors que devant de telles menaces, en tant qu’incarnation du caractère singulier d’Allouville et agissant comme un impérieux rappel à préserver le précieux héritage villageois, la valeur symbolique du chêne millénaire a vraisemblablement participé à la motivation d’un pouvoir communal déployant son énergie pour ne pas laisser son territoire perdre une vitalité jugée constitutive de son identité. La suite s’est traduite par la création de nouveaux logements et l’arrivée d’une soixantaine de familles rurbaines qui ont contribué à sauver les commerces et les classes de l’école…
- Salle des fêtes d’Allouville-Bellefosse / lieu du chapitre annuel de la confrérie de l’Ordre du Gland :
La salle des fêtes d’Allouville-Bellefosse fait partie du site du patrimoine culturel immatériel associé au chêne dans la mesure où, entre autres manifestations, s’y tient le chapitre annuel de la confrérie de l’Ordre du Gland. À la différence de la vingtaine d’associations siégeant sur la commune qui n’ont généralement de rapport avec l’arbre que leur nom (Les amis du Vieux Chêne désignant l’association de retraités, etc.), cette confrérie créée en 1984 s’est donné pour objectif "d’assurer la promotion d’Allouville et du Pays de Caux"6. À l’occasion de chaque rencontre, à l’issue d’une cérémonie rituelle se tenant habituellement courant septembre, une ou plusieurs personnes sont intronisées en guise de récompense des bienfaits qu’elles ont procuré – à titre gratuit et désintéressé – au chêne, au village d’Allouville et par extension au Pays de Caux. Ce mérite peut être lié à des actions très concrètes, comme le sont par exemple une surveillance de l’arbre vénérable ou un dévouement très fort pour l’entretien et la mise en valeur du site ; mais entrent également en compte la médiatisation et plus globalement toutes les œuvres qui assurent une visibilité extérieure au chêne et une renommée à Allouville au-delà des limites de sa proche région. Sont ainsi devenus membres de la confrérie de l’Ordre du Gland, outre des habitants du village, quelques uns des acteurs du film "Le Chêne d’Allouville"7 (tourné en grande partie en 1980 sur le territoire de la commune), mais aussi un certain nombre de personnalités célèbres du monde de la culture, du spectacle, de la radio ou la télévision.
Cette confrérie de l’Ordre du Gland est un phénomène social intéressant à prendre en compte dans le cadre de l’inventaire du patrimoine culturel immatériel d’Allouville-Bellefosse. D’abord cette confrérie se donne vocation à parler et faire parler du chêne en tant qu’incarnation d’Allouville et du Pays de Caux, selon le principe d’une forte médiatisation nationale et internationale qui renforcerait le sentiment d’existence d’un village et d’un pays Normands. D’autre part, l’intronisation dans la confrérie se présente comme un rituel voué au culte de la localité : les nouveaux membres reçoivent en effet à cette occasion un pendentif à l’effigie d’un gland, fruit du chêne, ils deviennent filialement liés à l’arbre, et en somme de véritables "enfants du chêne d’Allouville". Le signifié de la cérémonie s’apparente ainsi à la forme de baptême civil qui se tenait autrefois sous l’arbre les lendemains de première communion ; et de ce point de vue l’intronisation dans la confrérie pourrait être partiellement une réminiscence de cet ancien rituel tombé en désuétude : elle inclus des sujets au sein de la communauté tout en ouvrant la localité vers l’ailleurs ; comme ces jeunes Allouvillais que l’on tenait à faire communier sous / avec le chêne avant que la vie ne les conduise à essaimer vers d’autres contrées8. Une différence fondamentale doit cependant être soulignée : l’appartenance à la Confrérie ne suppose pas la naissance ni une enfance passée à Allouville, elle repose sur l’acte du dévouement à l’arbre qui prévaut sur toute origine. Cela signifie que le Gros Chêne n’est pas conçu comme la propriété exclusive des Allouvillais, il est un patrimoine pour tous ceux qui se réclament de lui.
- Musée de la Nature / Centre de sauvetage – Association C.H.E.N.E.
À quelques centaines de mètres au sud du bourg d’Allouville, dans une ancienne grange qui fut restaurée à ces fins, sont installées depuis 1981 les activités de l’association loi-1901 C.H.E.N.E. (centre d’hébergement et d’étude de la nature et de l’environnement). Ses activités se structurent en deux pôles : d’une part un musée de la nature se propose de faire connaître au grand public la faune et la flore de Haute-Normandie ; d’autre part un centre de sauvetage (fermé à la visite) recueille, soigne et relâche dans leur milieu les animaux sauvages en danger (blessés ou victimes des pollutions d’origine anthropique). Plus globalement, cette association se donne pour objectif la sensibilisation du plus grand nombre à la protection et au respect de la nature.
Bien que n’ayant apparemment que peu de rapports avec le Gros Chêne, le musée de la nature et le centre de sauvetage ne sauraient être exclus du cadre de cet inventaire :
- D’abord, leur naissance à Allouville est intimement liée à l’arbre vénérable : le C.H.E.N.E. est en effet la résultante d’une rencontre entre un professionnel passionné souhaitant s’investir dans une oeuvre de protection de la nature, et un Allouvillais très préoccupé par l’avenir de son village dans l’éventualité d’une mort du chêne millénaire. Du point de vue du co-initiateur né-natif9 de la commune, c’est la volonté d’assurer à l’arbre un successeur (d’où l’astucieux acronyme imaginé pour nommer l’association) qui a provoquée l’implantation de cette structure sur le territoire d’Allouville. Il s’agissait de transférer vers le site du musée de la nature, et ainsi les sauver pour éviter qu’elles se perdent en cas de disparition prématurée de l’arbre, les qualités patrimoniales qui font que le chêne suscite l’essentiel des activités faisant vivre cette localité ; qu’il est le garant de sa cohésion, de son attractivité et sa reconnaissance à l’extérieur.
- À l’analyse, le parallèle entre le C.H.E.N.E. et le chêne dépasse le seul épisode de la genèse de l’association. En effet, le site du chêne vénérable renvoie aux liens unissant une organisation sociale humaine (en l’occurrence le village) à être vivant non-humain (l’arbre) qui génèrent et entretiennent au sein de la société locale une vie considérée comme un patrimoine à préserver. Il en va de même concernant le musée de la nature et le centre de sauvetage : ceux-ci expriment une relation entre l’homme et un monde vivant non humain, à savoir ici la faune et la flore locales perçues comme un patrimoine à protéger. Ce rapport homme-nature engendre au quotidien une activité qui garantit au village une renommée ; cette renommée étant un moyen de faire savoir que la localité existe et vit. À travers ces observations on voit ainsi combien le registre d’une vie locale – du village, des animaux ou des végétaux – dont il faut assurer la pérennité est présent à Allouville. Le C.H.E.N.E. se révèle comme une déclinaison de la fonction attribuée au chêne.
- Champs et totems de la fête du bois :
À la sortie Sud-Est du bourg d’Allouville, contigu à la D33 conduisant vers le Pont de Brotonne, se situe un champ où se tient tous les deux ans depuis 1994 une fête du bois organisée par le comité des fêtes d’Allouville-Bellefosse. Bien que l’enquête d’inventaire n’ait pu recueillir de témoignage précis sur la genèse de cette manifestation, on sait que sa thématique fut déterminée en référence au Chêne – et par extension aux arbres – avec la particularité d’être axée sur le travail et la transformation du bois.
Entre autres activités, la fête du Bois d’Allouville-Bellefosse est chaque fois l’occasion d’un concours de bucheronnage professionnel mais aussi, depuis quelques années, d’une démonstration de sculpture sur bois réalisée à la tronçonneuse aboutissant à l’érection de « totems » dans le champ situé face à celui où se déroulent les festivités : sont donc implantées là en permanence, attendant d’autres œuvres lors des prochaines éditions, les représentations d’un "Normand", d’une "Normande" et d’un "Baisot" en costumes traditionnels du pays. Bien que sans valeur artistique notable, ces sculptures sont intéressantes à
intégrer au cadre de cet inventaire du patrimoine immatériel : d’une part, elles témoignent de l’identification de la localité Allouvillaise aux arbres (chaque totem en bois sculpté pouvant être considéré comme un substitut de l’arbre auquel s’associe une représentation symbolique de la communauté villageoise – ici une femme, un homme et leur descendance) ; d’autre part, ces figures rappellent le support de cultes païens où la divinité locale se reconnait dans la mesure où elle relève de la projection de traits et de caractères humains sur un / des élément(s) naturel(s). On aurait ainsi à travers ces totems une trace possible des pratiques cultuelles qui se rattachaient à l’arbre / aux arbres d’Allouville avant la christianisation de ce territoire.
6 DEVAUX Roger, 1998. Auprès de mon chêne…, Allouville d’hier et d’aujourd’hui, p.66.
7 Le Chêne d’Allouville, 1981, Réalisation Serges Pénard, Scénario Alphonse Boudard et Serge Pénard, Dialogues Alphonse Boudard. Acteurs principaux : Jean Lefebvre, Bernard Menez, Henri Guybet, Pierre Tornade.
8 Quelques (rares) intronisations au sein de la Confrérie de l’Ordre du Gland ont été réalisées sous le chêne.
9 Expression du pays insistant sur l’ancrage d’un natif à son territoire de naissance.
Le site d’Allouville-Bellefosse se caractérise par un patrimoine culturel immatériel d’une grande richesse. Cela s’explique dans la mesure où la localité se projette toute entière dans le chêne qui, en retour, irrigue son territoire à la manière d’un cœur sur lequel repose l’existence de l’ensemble. En d’autres termes, bien que les pratiques cultuelles ayant l’arbre pour support aient disparues, sa fonction sociale demeure totale : elle est liée à son caractère identitaire, patrimonial et mémoriel ; mais aussi à sa puissance symbolique, de l’ordre du sacré, qui suscite des initiatives en vue de sa préservation et contribue à générer la plupart des activités et manifestations collectives à Allouville. En somme, sur ce territoire, tout est dans le chêne et le chêne est en tout.
Tenant compte de la complexité du site étudié, l’inventaire du patrimoine culturel immatériel se propose d’identifier dans un premier temps le système de relations qu’entretient la communauté villageoise vis-à-vis du chêne millénaire. Dans un second temps, au fur et à mesure de l’avancée des enquêtes de terrain, seront décrites quelques unes de ses principales manifestations contemporaines.
Le chêne d’Allouville, ou Gros Chêne d’Allouville, ou Chêne Millénaire d’Allouville, vérifie toutes les conditions permettant de le classer dans le registre des arbres à fonction identitaire.
Le chêne constitue d’abord l’élément essentiel permettant de reconnaitre cette localité, à l’intérieur comme à l’extérieur de ses limites : signalé dans la plupart des guides touristiques, il génère un important flux de visiteurs Français et Étrangers (estimé autour de 60 000 personnes / an) effectuant à l’occasion d’un voyage en Normandie un détour vers Allouville-Bellefosse pour aller contempler et se faire photographier devant son célèbre monument végétal. Les résidants de la commune l’utilisent d’ailleurs comme une synecdoque particularisante : "Allouville c’est le chêne", disent-ils le plus souvent, révélant combien il est à leurs yeux le symbole définissant de la manière la plus évidente le territoire qu’ils habitent.
Cet arbre est tout autant porteur de la mémoire de la localité. Il est volontiers présenté comme le témoin privilégié de tous les évènements qui s’y sont déroulés depuis des siècles ; on le dit par ailleurs gardien de bien des mystères, parfois à regret : "S’il pouvait parler !" a-t-on ainsi pu entendre au cours de l’enquête d’inventaire. En réalité se cache derrière cette remarque d’apparence anodine un signifié d’une très grande importance : en effet, à la différence des hommes, le chêne vivant secrèterait une mémoire totale du passé d’Allouville au point que les habitants du village – jusqu’aux plus connaisseurs de son histoire – sont contraints d’avouer leur incomplète maitrise du sujet. Cette ignorance – revendiquée – est fondamentale à souligner dans la mesure où elle place d’emblée les Allouvillais en position d’infériorité vis-à-vis de l’arbre : Allouville apparait alors comme le territoire du chêne avant d’être celui des hommes ; ce qui traduit un transfert vers lui d’une partie de la territorialité de la communauté villageoise.
Si le chêne vénérable est le principal porteur de la mémoire d’Allouville, c’est d’abord parce qu’il est toujours mobilisé par les habitants lorsqu’ils s’aventurent à conter l’histoire de leur localité ; ce que d’ailleurs justifiait l’abbé Fontaine au début du XXe siècle : "Il faut convenir [que cet arbre] a été le témoin de bien des évènements heureux ou malheureux (…)" écrivait en 1914 l’ancien curé d’Allouville : "Que de guerres sont venues ravager autour de lui le pays et l’église du village ! Que de générations ont vécu à ses côtés ! Que d’enfants ont joué sous ses rameaux touffus ! Et combien de morts reposent sous son ombre ?10". L’abbé précise d’ailleurs que le Chêne aurait été visité par des Charles II et Louis XV. D’autres racontent qu’il a vu défiler les troupes de Guillaume-le-Conquérant lors de son départ pour l’Angleterre11. Il se dit aussi – preuves documentaires à l’appui – que pendant la Grande Guerre des tirailleurs Africains furent photographiés sous ses frondaisons ; ou encore qu’au cours du second conflit mondial une personne du village aurait dissimulé un aviateur allié à proximité, l’épargnant des griffes de l’occupant.
La véracité historique de certains de ces épisodes est discutable : très nombreux sont en effet en Normandie les témoignages se rattachant aux arbres certifiant du passage de Guillaume-le-Conquérant ; il en va de même s’agissant de rois ou d’empereurs. En fait, ces récits sont généralement des légendes populaires, transmises de générations, destinées à souligner les différentes époques historiques qu’à (ou qu’aurait pu) traverser l’arbre du fait de son grand âge. C’est ainsi que le passage de Guillaume devrait être en réalité interprété comme le passage de l’époque de Guillaume ; il en va de même s’agissant d’un autre récit selon lequel le chêne aurait été contemporain de Charlemagne. L’une et l’autre de ces histoires sont sans doute factuellement fausses (l’arbre actuel ayant été de surcroit planté après ces périodes), mais elles agissent comme des repères permettant à chacun de se forger une échelle de temps, et prendre ainsi la mesure d’un sujet dont on veut démontrer qu’il puise ses racines dans les profondeurs de l’Histoire…. Ce qui, en revanche, n’est pas erroné si on admet l’hypothèse selon laquelle le chêne actuel serait l’héritier d’un autre / d’autres arbre(s) ayant vécu à ces époques lointaines ; rendant de ce fait la filiation millénaire.
D’autres analyses peuvent être tirées de ces histoires que les Allouvillais connaisseurs de leur commune partagent volontiers. Si on excepte le passage des éminentes personnalités, on remarque que ces récits insistent sur les guerres ayant affecté la région : le conflit contre les Anglais au XVe siècle dont fut victime l’église paroissiale, les derniers conflits mondiaux, le passage de troupes armées, l’occupation étrangère. Basées sur des faits réels ces histoires témoignent non seulement d’une succession de lourdes épreuves, elles signifient aussi l’étonnante pérennité du Chêne et – à travers lui – celle d’une localité toujours sortie indemne des menaces ayant pesé sur son existence. C’est ainsi que derrière ces évènements s’exprime l’idée d’une continuité, d’une résistance face à l’adversité, mais également la suggestion d’une protection : autrement dit, même si les guerres ont ravagé le pays et que l’église en fut parfois détruite, le Chêne d’Allouville est demeuré intact, comme s’il était doté d’un pouvoir protecteur (dont serait dépourvue l’église paroissiale Saint-Quentin). Un rôle très clairement énoncé au cours de l’enquête d’inventaire lorsque fut contée l’histoire de l’aviateur sauvé d’avoir été caché à proximité de l’arbre vénérable.
Il est important de souligner le caractère collectif de cette mémoire que véhiculent les différents récits. La plupart expriment en effet des expériences lointaines communes à tous les habitants d’Allouville et, à ce titre, forment la base d’un passé censé être partagé par l’ensemble de la communauté villageoise d’aujourd’hui. En tant que porteur essentiel de la mémoire, le Chêne millénaire a ainsi pour fonction de tisser un lien entre ceux ayant vécu ces évènements – les ancêtres – et les habitants actuels institués comme les héritiers d’une longue histoire. Tantôt tragique ou heureux, ce passé partagé est bien entendu une construction visant à renforcer la cohésion sociale sur le territoire. Dans ce processus l’arbre s’avère très certainement le principal matériau mobilisé dans la mesure où, en tant qu’être vivant doté d’une longévité remarquable, il constitue depuis des siècles un support d’identification efficace pour la communauté villageoise ; celle-ci l’utilisant alors comme élément médiateur pour effectuer son travail de co-mémoration.
D’ailleurs, on remarque que la médiation assurée par le Chêne ne s’opère pas uniquement entre les Allouvillais et leurs ancêtres. Puisque la mémoire collective surgit d’une rencontre avec l’altérité, l’arbre est en effet tout autant destiné à maintenir une relation entre la localité et l’autre, l’ailleurs : ainsi s’explique ce lien toujours établi dans les récits entre le Chêne, les évènements locaux et la Grande Histoire ; il s’agit de signifier un village continuellement en prise avec les dynamiques qui agitent le vaste monde.
À travers ces observations il est clair que la mémoire d’Allouville se rattachant au chêne millénaire constitue un enjeu pour assurer la pérennité de cette localité : Cette mémoire est un fil ininterrompu avec le passé qui produit des récits – à la fois historiques et légendaires – garantissant au territoire sa singularité ; elle fonde sa différence tout autant qu’elle réinscrit le village dans des ensembles sociaux plus globaux (la Normandie, la France ou même le Monde) ; elle exprime aussi les effets protecteurs de l’arbre vénérable dont bénéficierait la communauté villageoise. De ce point de vue le chêne pourrait être assimilé à une porte : une porte de la localité, un lien entre ce qui est propre à Allouville et ce qu’elle a en commun avec d’autres ; une ouverture gardienne d’une singularité qu’il s’agirait de préserver pour la transmettre aux futures générations. La pratique des clefs du chêne qui circulent entre les commerçants s’inscrit d’ailleurs complètement dans ce schéma : ces clefs qualifiées de sacrées symbolisent la territorialité d’Allouville, et c’est pourquoi la tradition stipule qu’elles ne devraient jamais cesser de passer de mains en mains. Elles sont un parallèle avec la sacralité (la sacralité du territoire) portée par le chêne qui ne devrait jamais s’interrompre au fil des années, des siècles et des millénaires… au risque sinon d’une mort pure et simple du village.
Une telle perspective justifie les efforts colossaux régulièrement déployés pour prendre soin de l’arbre ; en témoignent d’ailleurs visuellement les étais et le haubanage qui consolident de nos jours sa structure. C’est aussi cette sacralité du Chêne d’Allouville qui explique qu’au fil des âges sa défense a toujours prévalu sur celle des dogmes religieux ou idéologiques qui s’y sont greffés : il faut alors songer à l’édification de la chapelle Notre-Dame-de-la-Paix au XVIIe siècle, et au récit de sa brève transformation en Temple de la Raison ayant sauvé en 1793 le chêne d’une destruction Révolutionnaire. Dans le contexte plus spécifique de l’évangélisation, et avec un arbre précédent, on peut aussi penser que l’édification d’une église à proximité a pu s’accompagner jadis d’une même résistance face à l’éventualité d’un abattage. Chaque fois ce n’est pas l’individu végétal qu’il importe de sauvegarder ; c’est l’arbre comme relai d’une sacralité ne devant pas être interrompue dans sa transmission. Et de fait, en tant qu’être vivant et donc mortel, il est considéré comme remplaçable; c’est pourquoi pour prévenir l’éventualité de sa disparition s’effectue préalablement la recherche d’un successeur : l’implantation en 1980 du C.H.E.N.E. (centre d’hébergement et d’étude de la nature et de l’environnement) sur le territoire d’Allouville répondait à cet enjeu ; il n’est pas exclu qu’il provoque à l’avenir la plantation d’un nouvel arbre. Quant aux différentes conversions qui lui ont évité sa destruction au cours des temps historiques, elles traduisent avant tout l’adaptabilité d’une communauté villageoise sachant faire face aux contraintes extérieures pour préserver sa territorialité.
À la suite de cette enquête réalisée dans le cadre de l’inventaire du patrimoine culturel, il se dégage donc que la fonction du chêne d’Allouville se structure en deux grands axes : un premier axe, horizontal renvoie aux relations qu’entretient la communauté villageoise vis-à-vis de cet arbre jouant un rôle crucial dans sa cohésion interne ; c’est le village qui tourne autour et converge entièrement vers le chêne. Quant à l’autre axe, d’orientation verticale, il concerne la relation à l’altérité et entre en jeu dans la capacité de la localité à actualiser son rapport au Monde – et à l’Univers – en liaison avec les pouvoirs civils et religieux globaux. Bien
qu’un tel schéma général soit pérenne il importe de souligner que son articulation évolue. En effet, à l’échelle des temps historiques l’axe vertical change à mesure que les pouvoirs globaux se succèdent. Ces transformations influent alors sur les relations de la communauté villageoise vis-à-vis de son arbre vénérable ; cela se traduisant par une évolution des pratiques qui lui sont associées.
Les pratiques associées à l’arbre
Il est difficile de livrer un aperçu sur la longue durée de l’évolution des pratiques cultuelles attachées au chêne d’Allouville. Il n’existe à ce sujet aucun témoignage avant que les chapelles aient été consacrées au milieu du XIXe siècle. Pourtant, vu son rôle pour la communauté villageoise, il est peu vraisemblable qu’aucune manifestation ne se soit rapportée à l’arbre avant cette époque : La construction des chapelles au XVIIe siècle parait témoigner d’un caractère sacré qui fut tardivement récupéré par l’Église Catholique. Et on a vu que des indices laissent à penser que le chêne (ou des prédécesseurs) a pu être jadis le support de croyances païennes que les autorités religieuses, au moment de l’évangélisation, ont cherché à canaliser vers l’église chrétienne. Ainsi, l’absence d’informations sur le chêne antérieure à la construction des chapelles, mais aussi le manque de sources au sujet des pratiques qui s’y rattachaient avant sa consécration, mettent sur la voie d’une volonté d’occultation d’un rapport à l’arbre qui se serait longtemps écarté de l’orthodoxie religieuse. Le voile le concernant n’a peut-être été levé qu’une fois la mise en conformité de ces pratiques avec la spiritualité et le dogme chrétiens.
On sait en tout cas que de la moitié du XIXe au milieu du XXe siècle ce sont deux voire trois cérémonies par an qui étaient célébrées sous le chêne : Jusque vers 1950, chaque 2 juillet on honorait d’une messe Notre-Dame de la Paix. Jusque vers 1960, chaque lendemain de Première Communion, les jeunes gens assistaient à un office sous l’arbre. Enfin, jusqu’à l’aube du XXIe siècle la procession du saint sacrement s’achevait par une messe sous le chêne. Ces cérémonies sont intéressantes à mentionner puisqu’on retrouve chaque fois un mouvement de convergence vers l’arbre, lequel assure une médiation vers l’extérieur, l’ailleurs, l’altérité qu’elle soit humaine ou non. Ainsi, la Vierge faisant via l’arbre intercession avec Dieu, la célébration de Notre-Dame de la Paix avait vocation à mettre en relation l’ensemble villageois avec le Divin. De même, réunie sous le chêne chaque lendemain de Première Communion, la convergence vers l’arbre de la jeunesse du village précédait son inévitable départ vers l’ailleurs. Quant à la fête du saint sacrement, se signalant par une procession cheminant d’autels en autels dispersés dans le bourg pour s’achever sous le chêne, elle relevait finalement d’un rituel de recharge sacrale du territoire Allouvillais ; laquelle sacralité affluait vers son réceptacle, l’arbre vénérable, qui mettait en relation la communauté villageoise avec le pouvoir universel.
Ces exemples montrent combien le culte chrétien a pu se greffer dans le passé au culte territorial Allouvillais où l’arbre tient une place centrale. Ils sont également riches d’enseignements sur les évolutions possibles du rapport au chêne à Allouville. En effet, à la différence d’un culte païen où il serait appréhendé comme un totem, le chêne fut investit par les autorités religieuses chrétiennes en y introduisant une dimension d’intercession entre les Hommes et Dieu. Ceci renforce l’hypothèse selon laquelle l’édification des chapelles (et chambre d’Ermite) au XVIIe siècle, leur consécration, puis les pratiques cultuelles associées auraient été les manifestations d’une lutte multiséculaire visant à venir à bout d’antiques croyances profondément ancrées sur le site du chêne d’Allouville. Par la suite, dans la mesure où les cérémonies chrétiennes associées à l’arbre se sont totalement éteintes au cours de la seconde moitié du XXe siècle, on a observé un découplage entre le religieux (désormais réservé à l’église Paroissiale) et le culte civil rendu à la localité.
Ce découplage entre le civil / religieux n’a pas été sans conséquences sur les pratiques honorant la territorialité villageoise. En effet, ces dernières se sont transformées en surgissant à travers de nouvelles manifestations : on doit mentionner à ce propos la création en 1978 par le foyer rural d’Allouville du groupe de danse folklorique "Les Z’éfants du Chêne", lequel a longtemps donné des représentations sous l’arbre.On doit aussi noter en 1984 la fondation de la confrérie de l’Ordre du Gland qui veille et œuvre à la reconnaissance d’Allouville et son chêne. Enfin, tous les deux ans depuis 1994, le comité des fêtes de la commune organise une "Fête du Bois" qui connait un certain succès. Ces différentes manifestations sont à plus d’un titre les héritières du patrimoine culturel immatériel attaché à l’arbre vénérable : Lié à l’arbre par son nom ("Les Z’éfants du Chêne", enfants du Chêne d’après l’expression Cauchoise), le groupe folklorique d’Allouville fut constitué pour devenir un ambassadeur de cette localité et du Pays de Caux, et il participe à ce titre occasionnellement à des festivals internationaux de danses traditionnelles. Jusqu’en 1992, en compagnie d’autres formations, il se donnait régulièrement en représentation sous les frondaisons du chêne à l’occasion des "rencontres folkloriques du Pays de Caux". Aujourd’hui disparues, ces festivités attiraient dans le bourg un certain nombre d’ensembles chorégraphiques de différentes nations. Les artistes étant hébergés chez l’habitant, le village entier vivait à l’heure Tchèque, Polonaise, Roumaine, Allemande, Slovaque, Malaise…. À travers "Les Z’éfants du Chêne" on mesure surtout combien l’arbre vénérable est demeuré un monument végétal favorisant la médiation entre Allouville et le Monde. Ce groupe de danse traditionnelle manifestant l’ouverture de la localité vers l’Autre, en retour cette altérité entrait chaque année à l’occasion d’un petit festival dans tous les interstices du village ; depuis le pied du chêne pour diffuser dans le bourg jusque dans les habitations des Allouvillais.
Même si les "rencontres folkloriques du Pays de Caux" ont cessé en 1993, il s’avère que la fonction de seuil entre la localité et la globalité – c'est-à-dire celle dévolue au chêne – a continué d’être accomplie à travers la confrérie de l’Ordre du Gland. Chaque année la cérémonie d’intronisation est en effet l’occasion de réunir ses membres géographiquement dispersés, et d’en intégrer de nouveaux sur la base de leur dévouement à la cause du chêne. Ce moment les institue comme des relais qui valoriseront Allouville et rappelleront son existence au-delà des limites du Pays de Caux. C’est alors que, marqués à cette occasion du gland rituel, ils deviennent "des enfants du Chêne" qui lui resteront fidèles partout où leur existence les conduira. De fait, bien qu’on observe ici une forme de résurgence de l’ancienne cérémonie des lendemains de première Communion, l’appartenance à la communauté n’est plus liée à une naissance ou une enfance Allouvillaise ; elle repose sur une adhésion aux valeurs de solidarité, d’entraide, de camaraderie, à un esprit "village rural" en opposition à l’indifférence et l’individualisme. Sur ce principe le chêne n’appartient plus seulement aux natifs d’Allouville ; il se révèle plus que l’incarnation d’un village Cauchois : il tire la localité vers l’universel en exprimant un idéal villageois à partager.
Dans le contexte où l’encadrement spirituel chrétien est aujourd’hui complètement séparé du culte rendu à la localité, il est possible que soient réapparues à Allouville quelques résurgences d’un ancien paganisme. Ce pourrait être par exemple le cas lors de la Fête du Bois dont les dernières éditions ont vu chaque fois s’ériger un "totem" en bois figurant un personnage en costume traditionnel Normand. Exposées en permanence dans un champ à la sortie du bourg, ces sculptures témoignent en effet d’une projection de traits et de caractères humains locaux sur un élément naturel qui, dans le cadre de cette manifestation, renvoie à une représentation symbolique de l’arbre. On pourrait aussi se demander dans quelle mesure le C.H.E.N.E. (centre d’hébergement et d’étude de la nature et de l’environnement) implanté en 1981 et qui cultive une relation singulière homme – nature, ne serait pas inconsciemment l’écho d’une lointaine pratique cultuelle profondément ancrée sur le territoire d’Allouville. Cela signifierait que les vieilles croyances et rituels païens liés à l’arbre n’auraient jamais quitté la localité, mais qu’ils auraient survécu en se recomposant et se renouvelant à travers le développement d’activités adaptées à leur époque….
Conclusion
À différents égards le chêne d’Allouville apparait tel une figure archétypale de la localité – dans le cas présent, une figure arborescente – qui serait en mesure de contribuer à l’explication de l’identification de la communauté villageoise à cet élément végétal : La question de la mémoire renvoie d’abord à des origines ancrées sur une terre et dans les profondeurs de l’histoire, qui sert de "tronc historique commun" à une société localisée pour laquelle plusieurs trajectoires (les branches de l’arbre) s’offrent pour l’avenir. Ensuite, le rapport au Chêne relève d’un schéma en deux axes, dont l’un – horizontal – regroupe la communauté villageoise autour de l’arbre, et l’autre – vertical – la met en relation avec l’univers. L’enjeu est alors l’actualisation du rapport au monde de la société localisée, mais aussi son arrachement à des conditions d’existence strictement matérielles. Enfin, en terme de pratiques, la convergence des villageois sous les frondaisons du chêne traduit une quête de protection physique et spirituelle ; le mouvement divergeant renvoie quant à lui au départ du village, à la découverte de l’altérité tout en conservant un fil de rappel de l’origine permettant de préserver l’identité. Lorsque les sujets demeurent sur le territoire, ce même mouvement divergent les conduit au développement d’activités ayant un rapport avec l’arbre suivant un gradient du proche au lointain, du cultuel au plus profane. Ces activités évoluent, se recomposent, se transforment suivant une adaptation de la localité aux conditions d’existence du moment.
10 Abbé Fontaine, 1914. Allouville-Bellefosse, réédition de 1993 par les Éditions de la Seine, p.3.
Personne(s) rencontrée(s) / Qualité(s)
- Auvray Christine / Présidente du Comité des Fêtes d’Allouville-Bellefosse
- Dehais Dominique / Gérante du Bar-Tabac "Le Pousserdas" / Membre de la Confrérie de l’Ordre du Gland
- Devaux Roger / Président du Foyer Rural / Président de la Confrérie de l’Ordre du Gland
- Six Paul / Gardien bénévole et guide officieux de l’église paroissiale d’Allouville-Bellefosse
- Terrier Didier / Maire de la Commune d’Allouville-Bellefosse
Localisation (région, département, municipalité)
Région : Haute-Normandie
Département : Seine-Maritime (76)
Commune : Allouville-Bellefosse
Longitude : 0°40’35’’E
Latitude : 49°35’47’’N
Municipalité, vallée, pays, communauté de communes, lieu-dit…
Commune d’Allouville-Bellefosse
Communauté de Communes de la Région d’Yvetot
Pays-de-Caux
Adresse : Mairie d’Allouville-Bellefosse, Le Bourg
Ville : Allouville-Bellefosse
Code postal : 76 190
Téléphone : Mairie / 02 35 96 04 65
Fax : Mairie / 02 35 56 88 05
Adresse de courriel : mairie.allouvillebellefosse@wanadoo.fr
Site Web
Dates et lieu(x) de l’enquête : Mars 2009 – Allouville-Bellefosse (76)
Date de la fiche d’inventaire : Septembre 2009
Nom de l'enquêteur ou des enquêteurs : Yann Leborgne (Chargé de mission, CRECET de Basse-Normandie)
Nom du rédacteur de la fiche : Yann Leborgne (Chargé de mission, CRECET de Basse-Normandie)
N° d'inventaire Ministère Culture : 2009_67717_INV_PCI_FRANCE_00071
Identifiant ARK : ark:/67717/nvhdhrrvswvk2rk
Comment contribuer à l'inventaire : la méthode : http://pcilab-new.huma-num.fr/contribuer
Accéder à la fiche sur Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Chene_d'Allouville
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