En Haut-Vallespir, dans les Pyrénées-Orientales, au fond d’une vallée frontalière avec l’Espagne, trois communautés montagnardes célèbrent, en fin d’hiver, les fêtes de l’Ours : celles d’Arles-sur-Tech, de Prats-de-Mollo-La-Preste et de Saint-Laurent-de-Cerdans.

En Haut-Vallespir, dans les Pyrénées-Orientales, au fond d’une vallée frontalière avec l’Espagne, trois communautés montagnardes célèbrent, en fin d’hiver, les fêtes de l’Ours : celles d’Arles-sur-Tech, de Prats-de-Mollo-La-Preste et de Saint-Laurent-de-Cerdans. Le scénario de base, identique, met en scène des jeunes hommes costumés et grimés, figurant des ours, qui investissent le cœur des localités en un simulacre d’enlèvement des jeunes filles. La trame de ces rapts, assortis de courses-poursuites et de confrontations avec des Chasseurs, se décline avec des variantes dans les trois villes concernées. Autour du personnage central de l’Ours, se rassemblent un certain nombre d’acteurs aux rôles différenciés qui procèdent à des mises en scène signifiantes. Le rasage symbolique de l’Ours conclut immuablement ces rituels. Les chasses à l’Ours1 sont des fêtes portées par l’ensemble des communautés. Actuellement essentiellement concentrées sur une micro-région du territoire français, elles sont les manifestations résiduelles de pratiques rituelles très anciennes, attestées dans le monde entier, en particulier dans les zones montagneuses de l’hémisphère nord. Au-delà de cette dimension universelle, la concentration, l’originalité, la pérennité et la complémentarité des fêtes de l’Ours du Haut-Vallespir en font un phénomène unique.

1Actuellement, ces manifestations sont communément désignées sous le vocable générique de "fête de l’Ours" ou festa de l’ós. Les sources orales et écrites les désignent aussi sous d’autres dénominations : "jour de l’ours" ou "jour des ours" (diada ou dia de l’ós / dels óssos) et "chasse à l’ours" (caça ou cacera de l’ós).

La région du Vallespir est un espace géographique et culturel identifié dès l’Antiquité romaine et issu des anciens Comtés catalans qui divisaient le territoire avant le traité des Pyrénées de 1659 et la création de la frontière actuelle avec l’Espagne. Ce territoire frontalier, le plus méridional de France métropolitaine, est composé de plusieurs vallées drainées par le Tech et ses affluents. Le Haut-Vallespir correspond au bassin supérieur du fleuve.
C’est une zone de moyenne montagne associée, depuis 2012, au Grand Site Canigó dont elle constitue le versant sud. Fortes d’une population conjointe d’environ 200 habitants, les trois communes rurales forment une superficie imposante de près de 220 km2 composée de paysages de forêts ponctués de gorges et d’anciens pâturages d’altitude. Une histoire remarquable les caractérise :

- Arles-sur-Tech construite autour d’une abbaye du XIe siècle sur des scories antiques d’exploitation du minerai de fer.

- Prats-de-Mollo-La-Preste associée à une station thermale et dominée par des remparts médiévaux remaniés selon un projet de Vauban au XVIIe siècle.

- Saint-Laurent-de-Cerdans, ses anciennes usines textiles et une mémoire ouvrière encore très présente.

Intégrées depuis 2010 dans le Pays d’art et d’histoire transfrontalier "Les Vallées catalanes du Tech et du Ter", ces villes sont caractérisées par un patrimoine industriel (minier, ferroviaire et textile) et immatériel : la langue catalane, la musique et les danses (la sardane et le contrapàs) en forment le socle, marqué d’événements traditionnels dont les fêtes de l’Ours constituent l’élément le plus remarquable.

Gestes et pratiques mis en œuvre dans le cadre de ces fêtes sont essentiellement perpétués par la tradition orale. Leur origine, comme leur déroulement antérieur, sont incertains. Par contre, leur ancienneté est indéniable et, si des analogies avec les cultes préhistoriques et les Lupercales romaines peuvent être évoquées, l’époque médiévale comme période d’origine attestée des fêtes de l’Ours sous une forme proche de l’existant paraît plus vraisemblable. Ainsi, dès le IXe siècle, des ecclésiastiques prononcent des condamnations à leur encontre2. En Catalogne, le texte le plus ancien évoquant la présence d’Ours lors d’un Carnaval date de 1444 et mentionne la présence, à Barcelone, d’hommes vêtus de peaux d’agneau noires3.
Si l’histoire de ces fêtes est liée à la mémoire collective locale, elles sont, dès le XIXe siècle, le sujet d’études ethnographiques qui permettent de les documenter. La description la plus ancienne actuellement connue date de 1835. L’historien Dominique Marie Joseph Henry évoque dans son Histoire du Roussillon :

[…] une mascarade de tradition que chaque année voit se renouveler. Un homme de la lie du peuple se déguise en ours ; ses camarades vêtus de haillons les plus sales, et barbouillés de la façon la plus ignoble, l’accompagnent et le font danser au bruit assourdissant de sifflets, entonnoirs, crécelles et de tambours […] un usage de grande antiquité4.

Une centaine d’années plus tard, deux folkloristes anglais, Violet Alford, en 1337, et Basil Collier, en 1939, mais surtout le folkloriste catalan Joan Amade, dans son Costumari Català publié en 1950, décriront de façon beaucoup plus précise le déroulement de ces fêtes5. Depuis les premières enquêtes ethnographiques, au début des années 1970, l’intérêt des érudits et des chercheurs n’a fait que s’intensifier6.
Les sources anciennes mentionnent d’autres villes du département mettant annuellement l’ours à l’honneur : Py, Villefranche-de-Conflent, Corsavy,
Lamanère, Céret et Amélie-les-Bains. Ces fêtes ont aujourd’hui disparu. On en trouve aussi des traces dans d’autres régions pyrénéennes, au Pays-Basque par exemple, où l’ours, sans faire l’objet d’une manifestation spécifique, demeure présent dans le carnaval. Les trois fêtes du Haut-Vallespir ont ainsi pour particularité d’être les seules à avoir transmis et réinvesti, dans toute sa complexité et avec une constance remarquable, le sens de ce rituel.
Cette pérennité s’explique par le fait qu’elles n’ont jamais cessé d’évoluer et de s’adapter aux changements sociaux. Leurs dates, par exemple, ont été progressivement modifiées. Ces fêtes avaient traditionnellement lieu le 2 février, jour de la Chandeleur, dont la météorologie permettait d’augurer l’arrivée du printemps et qui annonçait l’ouverture du cycle carnavalesque.
Après avoir été transférées au dimanche les plus proches du jour de la Chandeleur, leurs dates sont, dans les années 1960, reportées aux périodes de
vacances scolaires, voire, comme à Arles-sur-Tech, fixées en période estivale dans un but d’animation touristique. Elles ont actuellement lieu selon un planning codifié et négocié entre les trois communes : le premier dimanche après le 1er février pour Arles-sur-Tech, respectivement les premier et deuxième dimanches des vacances scolaires de l’Académie de Montpellier pour Prats-de-Mollo-La-Preste et Saint-Laurent-de-Cerdans. Depuis le début des années 1980, après avoir fait l’objet de films documentaires ou de fictions cinématographiques qui ont marqué un tournant dans leur perception locale7, les fêtes ont pris une nouvelle dimension, plus ouverte à un tourisme de proximité. Aujourd’hui, quand les conditions météorologiques sont optimales, les fêtes de l’Ours peuvent attirer sur une seule journée plusieurs milliers de personnes.

2 PASTOUREAU Michel, 2007. L’ours, histoire d’un roi déchu, Seuil, Paris : 356 : L’archevêque de Reims, Hincmar, dénonce les fêtes à caractère païen dont les "turpia joca cum ursis" (des jeux triviaux avec l’ours).

3 "Un ours ou un ourson à tous sont présentés couverts de peaux d’agneau noires" dans Memorial de coses antigues memorables, 1444, Arxiu Historic Municipal de Barcelona. Cité par BOBBE Sophie, 1986. Trois fêtes de l’ours en Catalogne, Mémoire de maîtrise d’ethnologie, Université Paris X-Nanterre.

4 HENRY Dominique Marie Joseph, 1835. Histoire de Roussillon : comprenant l’histoire du Royaume de Majorque, livre premier, Imprimerie Royale, Paris. : p. CVI-CVII.

5 VAN GENNEP Arnold, 1999. Le folklore français, du berceau à la tombe. Cycles de Carnaval-Carême et de Pâques, Robert Laffont, Paris : 771-775. Van Gennep reprend un certain nombre de sources dont ALFORD Violet, 2004 [1937]. Fêtes Pyrénéennes, Loubatières, Barcelone. ; COLLIER Basil, 1939. Catalan France, Londres ; AMADE Joan, 1950. Costumari Català (5 volumes), Ediciones Salvat, Barcelone et autres érudits locaux.

6 Pour la publication la plus récente voir PAGÈS Magali, 2010. Culture populaire et résistance culturelle régionales, Fêtes et chansons en Catalogne, L’Harmattan, Paris.

7 BREINAN Pierre ;  COSTES Claude ;  FABRE Daniel, 1972. La caça de l’ós a Sant Lorenç de Cerdanç, Institut pyrénéen d’études anthropologiques, Université Toulouse III, 16 mm, 60 minutes. / CHEGARAY Denis ; BREUGNOT Pascale, 1979. La fête de l’Ours, FR3, 55 minutes. / LAJOUX Jean-Dominique, 1979. L’ours ou l’homme sauvage, CNRS, 16mm, 14 minutes. Il existe aussi des films antérieurs des fêtes de l’Ours d’Arles-sur-Tech et de Prats-de-Mollo-La-Preste, CAILLET Antoine, 1938. Films amateurs sur les fêtes de l’Ours de Prats-de-Mollo-la-Preste et Arles-sur-Tech, archives privées.

Les trois fêtes de l’Ours suivent un déroulement plus ou moins similaire. Durant deux ou trois heures, les Ours, venus des marges des villages (rive opposée du Tech à Arles, partie haute de la ville ailleurs) parcourent les rues en courant, s’attaquant aux habitants et particulièrement aux jeunes filles, poursuivis par des Chasseurs auxquels ils ne cessent d’échapper. Des saynètes, toujours identiques, sont reproduites de place en place : agression, capture, mort et résurrection de l’Ours, suivies d’une nouvelle échappée dans les rues avoisinantes ; le tout ponctué par les cris de la foule qui scande "l’air de l’Ours" et hue l’Ours pour le défier, les coups de fusil des Chasseurs, les harangues des Meneurs et la musique des cobles8 et bandas9 locales. Tout se termine invariablement, sur la place principale, par un rasage symbolique qui dépouille l’Ours de son animalité pour le réintroduire dans la communauté humaine. Les trois fêtes, ponctuées de sardanes (rondes traditionnelles catalanes composées de pas courts et de pas longs alternés) dansées par les habitants, sont aujourd’hui ouvertes par le cérémonial de la passation de la patte de l’ours10, récemment créé pour représenter le partenariat que les communes ont établi autour de la valorisation de ce patrimoine festif.
Élément primordial de ces manifestations, la musique est omniprésente. Trois airs principaux rythment les fêtes de l’Ours11. Ils sont regroupés sous le nom de Ball de l’Ós12 et sont jouées par l’ensemble des formations musicales. Celles-ci sont au moins au nombre de trois : la cobla, la banda et des groupes informels13 composés de musiciens d’instruments traditionnels catalans. C’est une cobla qui interprète l’air final du Ball de córrer14 ainsi que les sardanes et le contrapàs pratéen. Enfin, les bandas accompagnent les courses et les déplacements dans les rues en interprétant des musiques déambulatoires.

8 La cobla est un ensemble de musique traditionnelle composé d’une dizaine de musiciens qui jouent ici à la fois sans et avec déambulation. C’est une cobla d’origine laurentine : Principal del Rosselló qui intervient à l’occasion de deux des fêtes de l’ours.

9 La banda est une fanfare déambulatoire composée de cuivres et de percussions qui anime les temps de déplacement entre les saynètes à Arles-sur-Tech et à Saint-Laurent-de-Cerdans et conclut la fête laurentine par un paso doble. La formation laurentine Els Tirons est présente dans les deux fêtes. À Saint-Laurent-de-Cerdans, elle est associée avec celle de Céret Els Companys.

10 Les trois communes ouvrent les festivités de la fête de l’Ours par une cérémonie de remise d’une véritable patte d’ours entre les trois maires. Saint-Laurent-de-Cerdans, dépositaire pour l’année du coffret renfermant cette patte, remet celui-ci au maire d’Arles-sur-Tech le dimanche de la course. L’édile la cède au maire de Prats-de-Mollo-La-Preste qui le confiera au maire de Saint-Laurent-de-Cerdans le vendredi précédant les festivités.

11 Deux seulement sont jouées à Prats-de-Mollo-La-Preste.

12 Ces airs ont été retranscrits par plusieurs musiciens dont le Cérétan Max Havart dans les années 1950.

13 Depuis une dizaine d’années, une quinzaine de joueurs de gralla, de flaviol et de tambours animent le parcours en jouant l’air de l’Ours.

14 Le Ball de córrer est une sorte de farandole exécutée sous forme de course circulaire par les protagonistes qui se tiennent par la main ou par les épaules.

 

Le 2 février, jour de la Chandeleur, est, pour l’Église catholique, celui de la purification de la Vierge et de la présentation de Jésus au Temple. Placée quarante jours après le solstice d’hiver, cette date aurait été ainsi christianisée et détournée de son sens originel présumé, celui d’un culte païen de l’ours15. Y serait liée, la croyance communément répandue en Europe selon laquelle les ours sortiraient d’hibernation le 2 février et que leur attitude ce jour-là, dictée par le temps qu’il fait, permettrait de déterminer si la venue du printemps est imminente : s’il fait soleil, l’ours retourne dans sa grotte pour encore quarante jours, signe que l’hiver va se prolonger16.
Proche par bien des aspects de l’espèce humaine, cet animal est aussi l’objet de nombreuses légendes dont la plus célèbre est celle de Jean de l’Ours, héros aux multiples aventures, fruit de l’accouplement d’une femme et d’un ours. Il existe diverses versions locales de ces récits mettant en scène un plantigrade séduit par une jeune fille, ou une bergère enlevée et gardée captive dans une grotte par un ours qui s’accouple avec elle. La jeune fille est parfois sauvée par des chasseurs ou des bûcherons qui éloignent l’animal par la ruse avant de l’abattre17.
Les fêtes de l’Ours sont interprétées par les acteurs eux-mêmes comme des mises en scène de ces légendes, de l’opposition entre nature et culture, entre animalité et humanité. Elles semblent en tout cas avoir intégré et stratifié différents niveaux de sens, y compris ceux qui avaient été mis en évidence par les folkloristes et les ethnographes. À d’anciens rites agraires liés à la mort et au passage de l’hiver au printemps, est venue se superposer l’opposition du masculin et du féminin tandis que la reconnaissance du pouvoir de séduction des jeunes filles et de la virilité des garçons fonctionne, de fait, pour les deux sexes, comme un rite de passage à l’âge adulte. Plus récemment, enfin, la fête a intégré un rôle de reconnaissance d’appartenance à la communauté : être attaqué par l’Ours ou invité à danser avec lui en est devenu le signe, perçu comme un dû par les autochtones et comme un honneur par les étrangers.

15 Hypothèse défendue dans PASTOUREAU Michel, 2007. L’ours, histoire d’un roi déchu, Seuil, Paris : 149 et LAJOUX Jean-Dominique, 1996. L’homme et l’ours, Glénat, Grenoble.

16 "Per la Candelera, l’ós surt de l’ossera, i, si troba que fa bo, se’n torna a fer un gaitó" AMADE Joan, 1950. Costumari Català, Tome II, Ediciones Salvat, Barcelone : 967. À noter que l’ours n’est pas le seul animal à jouer ce rôle d’augure météorologique et d’annonciateur du passage de l’hiver au printemps.

17 La plus ancienne dont on ait gardé trace est due à Carles Bosch de la Trinxeria, écrivain catalan originaire de Prats-de-Mollo, dans son roman Montalba, publié en 1891 (réédité en 1997, p. 56). Voir également FABRE Daniel, 1993. "L'ours, la Vierge et le taureau", in Ethnologie française, t. XXIII, n° 1 : 9-19.

Avec les mutations qui ont marqué la société rurale tout au long du XXe siècle, le sens de la fête n’a jamais cessé d’évoluer mais les éléments carnavalesques du rituel restent cependant indissociables de phénomènes de transgression et d’excès déjà évoqués dans les témoignages du XIXe siècle18 : la consommation d’alcool, en particulier, aide chacun à se transcender, à sortir de soi pour incarner des personnages hors norme. Avec la médiatisation, il faut cependant répondre aux exigences d’un public de plus en plus nombreux et participatif : la notion de performance des acteurs a pris une importance grandissante tandis que devenait indispensable la totale maîtrise de cette violence mimée caractéristique du rituel. La réglementation liée aux normes de sécurité a ainsi engendré la mise en place d’une organisation plus cadrée nécessitant une gestion administrative rigoureuse (assurances, arrêtés de circulation, demandes de subvention…). Depuis quelques années, les critères de sélection des Ours sont devenus plus sévères car leur rôle, longtemps destiné à des marginaux, est maintenant convoité et honorifique. Enfin, les femmes se sont affirmées dans un rituel où elles pouvaient autrefois apparaître comme les "victimes" désignées des Ours. Elles sont aujourd’hui de plus en plus actives : en tant que participantes, comme les Figueretes de Saint-Laurent-de-Cerdans, ou en tant qu’organisatrices.
De l’entre-soi du début du XXe siècle à l’événementiel promu et médiatisé de la fin du siècle, les fêtes de l’Ours ont su faire face aux mutations de la société et des hommes. Elles restent des formes vivantes fortement ancrées dans la culture locale et représentent, sans doute mieux que toute autre manifestation culturelle, la fierté identitaire des Vallespiriens.

18 Émile Leguiel qui rapporte un témoignage pratéen de la moitié du XIXe siècle parle ainsi des Ours : "pour bien remplir leur rôle, ils doivent être "un xic engatats"» "un peu gris" » : LEGUIEL Émile, 1908. "Le Carnaval d’autrefois à Prats-de-Mollo (Souvenirs de ma belle-mère)", in Revue Catalane (Société d’étude catalane), tome II, Perpignan, vol. n°21 : 264. Violet Alford parle "d’un homme du comité des fêtes à la barretina écarlate" qui l’attend à Arles-sur-Tech "déjà copieusement ivre" et de "deux ours [qui] commencent par stocker cinq litres de vin rouge chacun" à Prats-de-Mollo-La-Preste : ALFORD Violet, 2004 [1937]. Fêtes Pyrénéennes, Loubatières, Barcelone : 32.

Si les fêtes des trois communes montrent de fortes similitudes qui en font une entité cohérente, elles présentent toutefois des variantes qui enrichissent le répertoire global du phénomène vallespirinc. En effet, des différences subtiles de scénario font de chaque fête de l’Ours du Haut-Vallespir un événement unique très complémentaire des deux autres. Ainsi, la fête d’Arles-sur-Tech, la première dans la chronologie annuelle, peut être vue comme une version théâtralisée dont la trame narrative est la plus complète des trois (comprenant l’union matrimoniale de l’Ours et d’une jeune fille). Celle de Prats-de-Mollo-La-Preste paraît la plus patrimonialisée, la plus médiatisée, mais aussi la plus maîtrisée, malgré sa sauvagerie apparente et sa pratique du "mâchurage", simulacre du rapt féminin. Enfin, celle de Saint-Laurent-de-Cerdans, est la plus communautaire et la plus inventive, intégrant sans cesse des innovations qui prolongent et enrichissent le sens de la fête19.

19 Pour une description détaillée des fêtes voir BOSCH Robert, 2013. Fêtes de l’ours en Vallespir, Trabucaire, Perpignan.

La pérennité des fêtes de l’Ours du Haut-Vallespir est liée à un assemblage d’initiatives individuelles, associatives ou institutionnelles qui concourent à créer un contexte d’apprentissage général et diversifié. Ainsi la répartition des rôles se fait sur la base du volontariat et en fonction des âges. À Prats-de-Mollo-La-Preste, les rôles peuvent même être hiérarchisés : celui de Chasseur est de l’ordre de l’initiation (certains jeunes pouvaient encore il y a quelques années l’être dès l’âge de 14 ans). Accompagner et observer l’Ours permet ainsi éventuellement de pouvoir le remplacer avant de terminer le cycle en étant Barbier. "Faire l’Ours" peut être ainsi assimilé à un rite de passage : de l’adolescence à l’âge adulte. La transmission de certains personnages, comme la Monaca à Saint-Laurent-de-Cerdans, se fait au sein d’une même famille depuis plusieurs générations. À Arles-sur-Tech, c’est le groupe folklorique L’Alegria qui "fournit les rôles". Au sein de chaque communauté, les anciens interprètes, comme les organisateurs, conseillent et accompagnent les acteurs de la fête. La transmission des gestes et des pratiques se fait donc naturellement, par imitation, à l’exception de la récitation des harangues qui nécessitent d’être apprises par coeur.
La danse et la musique sont intimement liées au déroulement des fêtes de l’Ours notamment par le biais de la sardane. Le groupe folklorique arlésien L’Alegria et celui de Saint-Laurent-de-Cerdans, Les Danseurs catalans20, ainsi que l’association pratéenne le Foment de la Sardana participent au maintien et à la transmission de ces savoirs. Le Foment est ainsi à l’origine de la réintroduction du contrapàs (ronde d’hommes ouverte) interprétée en prélude de la chasse à l’Ours. Mais les musiciens ne se contentent pas de s’appuyer sur le répertoire traditionnel, ils utilisent également la fête comme support de création. Didier Parayre21 a ainsi créé en 2014 une sardane inspirée du Ball de l’Ós, la Festa de l’ós a l‘Alt Vallespir, qui a été jouée lors des fêtes des trois villages. Depuis une vingtaine d’années, il existe une réelle volonté d’organiser l’acquisition des pratiques qui passe, entre autres, par l’enseignement musical auprès des plus jeunes. À Prats-de-Mollo-La-Preste, les enfants de l’école primaire font l’apprentissage de la sardane ainsi que des paroles de la chanson de Charles Trenet22 composée en 1950 sur l’air du rasage23. En 2014, la section trompettes de l’école de musique intercommunale a participé pour la première fois aux trois fêtes de l’Ours des enfants.
Les enfants sont en effet, depuis longtemps, directement impliqués dans l’apprentissage de la fête. À Prats-de-Mollo-La-Preste, c’est parce que les enfants "jouaient à l’ours24" dans la cour de récréation que des adultes ont décidé, en 1986, de créer une "fête de l’Ours junior". Saint-Laurent-de-Cerdans leur a emboîté le pas il y a une dizaine d’années, en adaptant un costume devenu hors d’usage - d’où le nom de "fête du vieil Ours". Enfin, Arles-sur-Tech a créé, en 2014, une Festa de l’Ós Petit, dans le cadre d’un projet participatif engageant plusieurs générations dans des actions pédagogiques spécifiques réalisées en milieu scolaire et associatif. Au cours de ces fêtes, les jeunes Ours, accompagnés par les Ours adultes – de l’année ou des années précédentes – qui les guident et les protègent, font l’apprentissage des valeurs et des contraintes attachées à leur rôle. À Prats-de- Mollo-La-Preste, où cette forme de transmission est la plus ancienne, la plupart des Ours adultes sont, depuis plusieurs années, d’anciens jeunes Ours des années 1990-2000.

20 L’Alegria a été créé en 1957, Les Danseurs catalans dès 1945.

21 Ce musicien est également l’un des organisateurs des festivités de Saint-Laurent-de-Cerdans.

22 Lucien Trenet, le père du compositeur Charles Trenet, notaire de profession, a été maire d’Arles-sur-Tech dans les années 1940.

23 TRENET Charles, 1950. La chanson de l’ours : http://www.ina.fr/video/I05042372..

24 Selon Maguy Planell, habitante de Prats-de-Mollo-La-Preste, alors institutrice.

La volonté de transmission s’étend au-delà des communautés concernées avec l’envie de témoigner à l’extérieur des valeurs culturelles communautaires. Un espace muséographique est ainsi consacré aux traditions festives dans la Maison du patrimoine et de la mémoire André Abet de Saint-Laurent-de-Cerdans et une exposition composée d’une dizaine de panneaux25 a été mise en place dès 2007 dans le fort Lagarde, monument ouvert à la visite qui domine la ville de Prats-de-Mollo-La-Preste. Cette exposition est accompagnée d’un film de sept minutes diffusé en continu et de fiches pédagogiques utilisées dans le cadre de visites guidées thématiques à destination du public scolaire ou périscolaire26. Dès les années 1970, la peau d’ours de Saint-Laurent-de-Cerdans a été exposée à la Casa Pairal de Perpignan. Elle a également figuré en bonne place dans l’exposition D’Ours en Ours du Museum National d’Histoire naturelle (octobre 1988 /août 1989). Aujourd’hui, des prêts sont régulièrement demandés par des institutions nationales ou internationales comme le Musée international du Carnaval de Binche (Belgique) ou, plus récemment, le Museum d’histoire naturelle de Toulouse (Ours, mythes et réalités, avril/juin 2014) ou le MUCEM de Marseille (Le Monde à l’envers, mars/août 2014). Cette reconnaissance par les institutions muséales participe à l’identification des fêtes de l’Ours du Haut-Vallespir comme conservatoire de pratiques traditionnelles et source d’inspiration pour des fêtes réinventées27.

25 Les textes des panneaux ont été réalisés par Jean-Louis Vaills.

26 Ces différents outils de médiation ont été réalisés en partenariat avec l’association Réseau Culturel-Terre Catalane (aujourd’hui dissoute) qui a également mis en place un parcours sonore dans la ville avec des haltes consacrées à la fête de l’Ours.

27 Comme, par exemple, les réinventions de fêtes de l’ours en Catalogne du sud.

Pour la plupart des habitants, la fête de l’Ours est un événement central du cycle annuel, vécu comme un temps à part et comme un élément identitaire fort permettant à des familles ou des groupes d’amis originaires du village de se retrouver. Des acteurs multiples sont impliqués à des degrés divers : de la simple participation en tant que public à la prise en charge d’un rôle. Divers bénévoles sont également directement associés à l’organisation des fêtes28 : au
sein du Comité des fêtes arlésien, du Collectif Carnaval laurentin et du Foyer rural de Prats-de-Mollo-La-Preste.
Au-delà de la fête, l’air principal du Ball de l’Ós, bien connu des habitants du Vallespir, est repris régulièrement en chœur, tout au long de l’année, à l’occasion de différentes manifestations publiques où il faut office d’hymne identitaire. Exceptionnellement, lors d’événements particuliers, l’Ours, déjà emblème et mascotte des équipes de rugby du Haut-Vallespir, peut devenir représentant du territoire et porteur de revendication culturelle29.
Si l’ancienneté des fêtes de l’Ours est incontestable, le regroupement des organisateurs et des communes dans un objectif commun de mutualisation est récente. Cette mutualisation ne pouvait se faire sans la mise en place d’une programmation concertée entre Saint-Laurent-de-Cerdans et Prats-de-Mollo-La-Preste qui organisaient auparavant leur événement le même jour. Depuis 2011, un partenariat a été mis en place, incluant un accord sur les dates, une promotion (affiches, dépliants, kakémonos) et des manifestations culturelles communes, dont une exposition de photographies itinérantes. Aboutissement de cette concertation, une convention a été signée le 25 janvier 2013, par les maires des communes concernées. Elle a pour objectif de […] développer toute action ou démarche permettant d’aider, de sauvegarder, de coordonner et de promouvoir les fêtes de l’Ours tout en respectant leurs différences et leurs spécificités […] solliciter des aides financières diverses […] s’engager à faire la fête sur trois dates différentes.
Pour rappeler cette union, chaque fête de l’Ours s’ouvre aujourd'hui par la passation d’une véritable patte d’ours conservée dans un coffret échangé entre organisateurs et élus. C'est la volonté commune de sauvegarde et de valorisation de ces fêtes qui a abouti au projet d'inscription sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l'Unesco. Autour de ce projet, la communauté de communes, les municipalités, les associations locales, les écoles, les habitants, sont soudés dans une volonté conjointe de valoriser le sens de la fête, la profondeur culturelle et la richesse patrimoniale de leur communauté. Dans l’objectif de formaliser leur démarche, les acteurs locaux ont décidé de s’adosser à une association de développement local, le Pays Pyrénées-Méditerranée30. Cette structure a été chargée de mettre en place, en septembre 2013, un comité de pilotage réunissant une vingtaine de personnes, acteurs locaux de la fête, ayant pour but de préciser le projet et d'en suivre la réalisation.
Par ailleurs, les fêtes de l’Ours font l’objet de différentes recherches de la part de scientifiques reconnus et de chercheurs locaux qui font ainsi constamment évoluer les ressources disponibles. De même, un certain nombre d’amateurs collectionnent films, documents et photographies et participent sur les réseaux sociaux à une diffusion numérique importante. Cette mobilisation témoigne de la large appropriation des fêtes de l’Ours du Haut-Vallespir par les communautés.
Enfin, ces fêtes constituent de nos jours un répertoire traditionnel utilisé comme support de création par un certain nombre de plasticiens, musiciens et écrivains contemporains. Le vivier d’œuvres et d’expressions artistiques qui en est issu témoigne de la vitalité des fêtes de l’Ours, loin de toute image sclérosante et passéiste. De la scène de théâtre à la salle de concert, de l’exposition à la bibliothèque, de la fresque murale à la projection filmique, ces œuvres manifestent une pleine réception et une large inscription des fêtes dans leur époque et témoignent de leur capacité à se perpétuer, dans un constant renouvellement.

28 Ce sont les pabordes, soit au départ uniquement les conscrits, qui organisaient autrefois les festivités.

29 Les trois ours ont défilé simultanément pour la première fois le 31 mars 2012 lors du "Lip Dub", tournage d’une vidéo pour la défense de la langue catalane réalisée à Perpignan.

30 Récemment la Communauté de communes du Haut-Vallespir a montré son implication dans le projet en se dotant d’un logo institutionnel et d’une marque "Sud Canigó" qui reprennent la forme d’une griffe d’ours.

Bibliographie sommaire

- ALFORD Violet, 2004 [1937]. Fêtes Pyrénéennes, Loubatières, Barcelone.

- AMADE Joan, 1950. Costumari Català (5 volumes), Ediciones Salvat, Barcelone.

- BOBBE Sophie, 1986. Trois fêtes de l’ours en Catalogne, Mémoire de maîtrise d’ethnologie, Université Paris X-Nanterre.

- BOSCH Robert, 2013. Fêtes de l’ours en Vallespir, Trabucaire, Perpignan.

- COLLIER Basil, 1939. Catalan France, Londres.

- FABRE Daniel, 1993. "L'ours, la Vierge et le taureau", in Ethnologie française, t. XXIII, n° 1 : 9-19.

- HENRY Dominique Marie Joseph, 1835. Histoire de Roussillon : comprenant l’histoire du Royaume de Majorque, livre premier, Imprimerie Royale, Paris.

- LAJOUX Jean-Dominique, 1996. L’homme et l’ours, Glénat, Grenoble.

- LEGUIEL Émile, 1908. "Le Carnaval d’autrefois à Prats-de-Mollo (Souvenirs de ma belle-mère)", in Revue Catalane (Société d’étude catalane), tome II, Perpignan, vol. n°21 p. 262-267 ; vol. n°22, p. 299-304 ; vol. n°23, p. 367-370 ; vol. n°24, p. 387-392.

- PAGÈS Magali, 2010. Culture populaire et résistance culturelle régionales, Fêtes et chansons en Catalogne, L’Harmattan, Paris.

- PASTOUREAU Michel, 2007. L’ours, histoire d’un roi déchu, Seuil, Paris.

- VAN GENNEP Arnold, 1999. Le folklore français, du berceau à la tombe. Cycles de Carnaval-Carême et de Pâques, Robert Laffont, Paris.

Une bibliographie complète sera proposée sur le site internet dédié aux ressources documentaires.

Sources documentaires

Perpignan, Casa Pairal : Fiche d’inventaire 2014.0.362 : Peau de l’ours de Saint-Laurent-de-Cerdans.

Sources audiovisuelles

- BREINAN Pierre ; COSTES Claude ; FABRE Daniel, 1972. La caça de l’ós a Sant Lorenç de Cerdanç, Institut pyrénéen d’études anthropologiques, Université Toulouse III, 16 mm, 60 minutes.

- CAILLET Antoine, 1938. Films amateurs sur les fêtes de l’Ours de Prats-de-Mollo-la- Preste et Arles-sur-Tech, archives privées.

- CHEGARAY Denis ; BREUGNOT Pascale, 1979. La fête de l’Ours, FR3, 55 minutes.

- LAJOUX Jean-Dominique, 1979. L’ours ou l’homme sauvage, CNRS, 16mm, 14 minutes.

- TRENET Charles, 1950. La chanson de l’ours

Personne(s) rencontrée(s)

Membres de communautés locales, acteurs et organisateurs des fêtes.

Localisation (région, département, municipalités) 

Région Languedoc-Roussillon
Département des Pyrénées-Orientales
Municipalités de :
 Arles-sur-Tech
 Prats-de-Mollo-La-Preste
 Saint-Laurent-de-Cerdans

Pays Pyrénées-Méditerranée
Adresse : Résidence administrative, boulevard Simon Battle
Ville : CÉRET
Code postal : 66400

Téléphone : 04 68 87 43 24
Adresse de courriel : direction@payspyreneesmediterranee.org
Site web 

Dates et lieu(x) de l’enquête : De mai à septembre 2014 Arles-sur-Tech, Prats-de-Mollo-La-Preste et Saint-Laurent-de-Cerdans
Date de la fiche d’inventaire : 28 octobre 2014
Nom du rédacteur de la fiche : Pays Pyrénées-Méditerranée
Noms des enquêtrices : Christelle Nau, médiatrice du patrimoine / guide conférencière – Office du Tourisme de Prats-de-Mollo-La-Preste et Julie Schlumberger, médiatrice du patrimoine / guide conférencière – Pays d’Art et d’Histoire Transfrontalier Les Vallées Catalanes du Tech et du Ter

N° d'inventaire Ministère Culture :  2014_67717_INV_PCI_FRANCE_00349
Identifiant ARK : " ark:/67717/nvhdhrrvswvk26t"

Comment contribuer à l'inventaire : la méthode : http://pcilab-new.huma-num.fr/contribuer
Accéder à la fiche sur Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Fetes_de_l'ours_en_Vallespir

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