Les activités de Nathalie et Christophe Legrand concernent la reliure d’art et la dorure à la feuille d’or.
L’art de la reliure est intrinsèquement lié à l’existence du livre, qui apparaît à l’époque gallo-romaine.
Les activités de Nathalie et Christophe Legrand concernent la reliure d’art et la dorure à la feuille d’or. Ce sont des activités où la main reste l’instrument prédominant. De l’assemblage des cahiers au recouvrement des cartons et à la pose de ceux-ci une fois habillés sur le corps d’ouvrage, toutes les opérations de reliure et de dorure se font manuellement.
Nathalie et Christophe Legrand interviennent sur des reliures et des restaurations d’ouvrages anciens (copies ou décors contemporains) et redonnent vie à des livres qui pourraient, sans eux, tomber dans la poussière. Ils partent du principe que le travail doit pouvoir être détruit sans que l’ouvrage ne subisse de conséquences. Quel que soit le type de reliure ce qui compte avant tout pour eux est le respect du livre. Sachant qu’ils interviennent sur les objets d’autrui, ils établissent avec le commanditaire le degré d’intervention maximum entre ce qui est souhaitable et ce qui lui est possible. Il est important selon eux de connaître ses limites d’intervention en toute modestie sans y apporter une omniscience. Ils pratiquent la reliure comme au Moyen-âge en utilisant les mêmes techniques et les mêmes matières.
Ces techniques sont entièrement réversibles. Ils veulent que le document perdure en respectant sa vérité intrinsèque ce qui signifie le respect de certains critères : ne pas couper les papiers pliés (conservation des barbes et des marges), ne pas entamer inutilement le dos des cahiers en multipliant le nombre des grecques1, ne pas blanchir le papier (pas d’utilisation de produit chimique abrasif), utiliser le papier japon pour les pages dégradées et enfin, respecter les techniques de la couture sur nerfs2 par exemple ou les claies3 en parchemins, dans le cas d’une rénovation de l’œuvre.
La technique de la dorure traditionnelle qui consiste à appliquer de la dorure à la feuille d'or à chaud sur apprêt au blanc d’œuf, préparé dans l’atelier, est de plus en plus rare. Elle a été mise en œuvre depuis le XVIe siècle et n’est plus enseignée dans les écoles. Le blanc d’œuf est une protéine animale reconnue pour son vernis incolore protégeant le cuir lors des travaux sur les ouvrages. Il est préparé avec un acide qui permettra de le cuire de ses impuretés et de réaliser un précipité. Cette technique se raréfie au détriment des techniques à froid bien plus courantes (qui consistent à chauffer un ruban en or imprégné de colle et prêt à l’emploi pour la dorure des surfaces). La préparation est ensuite passée sur le cuir des ouvrages puis séché à l’air libre. Des morceaux de feuilles d’or de 23 carats et demi sont coupés puis posés sur le cuir. Les fleurons sont chauffés sur la rampe à gaz (d’où la couleur noircie) et le composteur est alors posé sur le cuir ; le surplus d’or est retiré.
Le rôle de la reliure est de protéger le livre, d’augmenter sa stabilité et sa durée de vie. Il existe deux types de reliure4 :
- la reliure courante, qui est la plus pratiquée, effectuée pour des bibliothèques, les archives des ministères, les mairies, les collectivités. Ce type de reliure ne fait pas appel à la créativité, c’est généralement un travail sobre en toile ou en cuir peu cher tel la basane (peau de mouton).
- la reliure d’art ou de création, répond à un marché plus restreint et s’adresse essentiellement aux bibliophiles, collectionneurs et particuliers. La reliure d’art représente une partie de la reliure artisanale, elle s’applique à des ouvrages précieux (numérotés, voir illustrés), le plus souvent des exemplaires uniques.
L’exécution d’une reliure passe par différentes phases.
- Tout commence par la plaçure qui consiste à démonter le livre : on débroche les cahiers (ensemble de plusieurs pages), si nécessaire les pages sont réparées. Les
couvertures et les pages de garde blanches sont mises en place. Le tout est mis sous presse.
- Ensuite on procède à la couture, à l’aide du cousoir, les cahiers du livre sont assemblés pour constituer le corps de l’ouvrage. La couture peut se faire selon trois techniques différentes :
1. sur nerf, les ficelles font saillies,
2. sur le dos ou à la grecque, dans ce cas les ficelles sont dissimulées dans les entailles transversales taillées avec une scie à grecquer,
3. la couture sur rubans utilisée pour des registres, des partitions musicales, car elle permet d’avoir une ouverture du document bien à plat.
- Le dos ainsi constitué est encollé avec une colle d’amidon ou vinyle. Puis pour être arrondi, il est placé dans un étau à endosser et les cahiers sont couchés minutieusement avec un marteau sur toute sa longueur.
- L’étape suivante est la mise en place des cartons de chaque côté du livre. Ils sont soigneusement ajustés et percés par un poinçon pour faire passer la ficelle qui les fixera, cette dernière est coupée puis aplatie en éventail à l’intérieur du carton. Ces cartons sont doublés de papier kraft mouillé ou de papier permanent, ce qui crée une cambrure.
- Après un nouveau passage sous presse, les tranchefiles5 sont posées et le dos est renforcé avec un collage de mousseline et de papier. Une fois cette opération effectuée, la tranche du livre peut être dorée. Le dos et les cartons seront poncés avant de procéder à la "couvrure", c’est à dire à l’habillage des cartons : en tissu, papier ou cuir. Avant d’être posé, le cuir est paré (aminci); une fois encollé, les bords sont rabattus à l’intérieur des plats.
- La finissure regroupe une série d’opérations qui terminent la confection de la reliure (affinage du cuir pour le joindre au papier, pose des pages de garde de couleur), l’ultime étape étant celle du décor. À ce niveau le travail de dorure intervient, il prend place au niveau du dos par exemple pour le titre, l’auteur.
Exemple de restauration : une reliure in-folio du début du XVIIe siècle "Les Œuvres de Sénèque", 2ème édition rare en français de 1619 (45 cm x 30 cm), plein cuir veau. Cette restauration leur a valu le prix professionnel de la SEMA au niveau départemental en 2001. Les symptômes de dégradation de cet ouvrage étaient nombreux avec d’une part les nerfs en cuir de couture cassés et les charnières6 déchirées, un cuir brûlé par l’humidité et sur le nerf de la dorure originelle. Ainsi en concertation avec le client et au vu de ces symptômes Nathalie et Christophe Legrand ont décidés de refaire la reliure (et non de la restaurer ce qui ne serait possible que si les nerfs tenaient encore). Malgré sa date d’édition en 1619, la reliure est de style XVIe siècle et non XVIIe siècle. La dorure diffère complètement par rapport à celle du XVIIe qui est très chargée et le cuir doit être visible le moins possible sur le dos du livre couvert par cette dorure. Par ailleurs les nerfs de couture sont généralement en chanvre et plus solide dans le temps puisqu’ils ne brûlent pas.
Le démontage de l’ouvrage est la première opération qui a été effectuée sur cet ouvrage : c’est une opération délicate parce que le papier ne doit pas être endommagé pour ne pas le fragiliser lors de l’opération à venir de la couture.
- Ainsi une mauvaise restauration du XIXe siècle a été constatée sur cet ouvrage. La colle d’os couramment utilisée à partir du XIXe siècle a été posée sur le dos, sur les claies et sur le cuir afin de solidariser l’ouvrage. Elle se dégrade dans le temps au point de se désagréger complètement pour finir ensuite par disparaître.
- Il a été constaté que cet ouvrage a été stocké à l’humidité et qu’il a subi une inondation visible sur le papier (l’eau ayant accéléré le processus de dégradation). La couture livre, le dos en cuir et les claies de parchemin n’étaient plus solidaires du corps de l’ouvrage. Le débrochage est alors périlleux puisqu’il faut ramollir la colle d’os avec de l’eau chaude et une éponge ou à la vapeur d’eau sans en imprégner le papier. C’est une opération longue et délicate (2 heures de travail).
- Il faut ensuite débrocher les cahiers, nettoyer les feuilles une à une avec une brosse et un chiffon doux pour enlever les champignons qui se sont formés à cause de l’humidité ; une auréole formée par cette humidité est également constatée ce qui rend à cet endroit le papier fragile. Après nettoyage, les moisissures disparaissent.
L’ouvrage devra être rangé dans un endroit sec pour que les champignons ne réapparaissent pas. Le débrochage et le nettoyage des feuilles ont pris 11 heures de
travail. Une fois cette opération effectuée les feuillets doivent être réparés ou renforcés. A la colle de pâte et au papier japon, les déchirures sont réparées, le dos des cahiers est renforcé nécessitant 7 heures de travail.
Après séchage, la mise en presse s’impose : le papier chiffon a la particularité de gonfler après débrochage. Ainsi l’ouvrage est plus épais de 50% environ. La mise en presse va permettre de rattraper cet état de fait en chassant l’air des cahiers et en atténuant le gondolage des feuillets dû à l’impression du texte sur le papier amenant ainsi l’humidité par l’encre dans le papier (qui ensuite naturellement gondole).
Après la sortie de presse, de nouvelles gardes7 blanches sont découpées qui viendront se placer au début et à la fin du texte. Celles-ci doivent être dans un papier de composition approchant le plus possible de celui utilisé pour le texte.
Le livre est ensuite prêt à être recousu. Au préalable sont confectionnés les nerfs de couture en chanvre après les avoir défaits par enroulement des brins de ficelles à grecquer qui seront solidifiés à la colle de pâte. Tous les nerfs sont prêts et montés sur le cousoir (45 minutes de travail). La couture sur nerfs est longue. Le fil en lin non blanchi doit avoir une tension constante entre chaque nerf. La difficulté réside dans le fait qu’un fil très fin à tendance à découper le papier si la tension est trop forte. La couture est l’opération la plus importante du travail : c’est le squelette de l’ouvrage. Une bonne couture est le gage d’un travail réussi. Il faut 8 heures de travail pour recoudre les 132 cahiers de l’ouvrage. Le dos est ensuite encollé afin de solidariser ensemble les cahiers ce qui rigidifiera le dos du livre. Le temps de la confection des couvertures se déroule en plusieurs étapes :
- La première étape consiste à découper les cartons sur ce type d’ouvrage de grand format du XVIe siècle qui sont d’au moins 6 mm. Ils sont assemblés par la colle de pâte, et encore humide, mis en presse pour le séchage. L’humidité de la colle permet d’aplanir complètement les cartons avec un collage parfait. Il ne reste ensuite qu’à finir l’équerrage à la cisaille (30 minutes de travail).
- Afin d’encarter les ficelles de couture dans les cartons, il faut les effiler pour enlever les impuretés et les lisser au moyen d’un couteau dont le fil est non tranchant. Après la prise des marques des ficelles sur les cartons, deux trous sont aménagés avec une pointe dans lesquels sont passées les ficelles. Après cette opération les cartons restent perpendiculaires par rapport au livre et sont rabattus sur ce livre permettant ainsi de réaliser au même moment l’endossage. Ainsi les reliures avec grecquage (c’est-à-dire avec insert dans les cahiers des ficelles de couture) sont endossées dans un étau et arrondies avec un marteau à endosser. L’emploi du marteau est inconvenant ce qui signifie que l’ouvrage doit repasser en presse pendant au moins 24 heures. Ensuite sont collés les ficelles de couture sur les plats8 des couvertures en éventail ce qui permet d’arrêter les ficelles. L’ensemble de ces opérations demande 3 heures 30 minutes de travail.
- Vient la prise de gabarit des claies de parchemin (cuir d’agneau) pour le renfort du dos. Jusqu’au XVIIIe siècle le cuir était collé directement sur le dos. Au XIXe siècle un "faux dos" est utilisé dans une carte de 250g/m² ce qui libère le dos en cuir du dos du livre permettant ainsi d’atténuer les tensions aux charnières : la reliure s’en trouve améliorée quant à sa conservation dans le temps. Après avoir coupé les claies, le dos du livre est lissé à l’aide d’un polissoir en faisant bien attention de ne pas abîmer les nerfs. Puis les claies sont collées entre les nerfs en prenant soin de les humidifier à l’endroit du dos afin de ramollir le parchemin qui épousera mieux le dos.
- Après séchage complet les ficelles sont encartées dans les cartons. Cette opération consiste à aménager un logement aux ficelles dans le carton afin de ne pas avoir de relief ce qui serait visible sur le cuir de couverture, et permettre au cuir de ne pas s’abîmer par frottement à ces endroits. Ces ficelles sont ensuite bien lissées avant séchage avec un plioir en os.
- Avant de s’attaquer au cuir, il est préférable avec du papier de verre, de casser tous les angles des cartons et de poncer les tranches des cartons. Il faut prendre la précaution de lisser à nouveau les claies de parchemin, toujours avec le polissoir en le chauffant cette fois. Il ne faut pas trop insister sur cette opération : le parchemin a tendance à fondre à la chaleur en se recroquevillant sur lui-même. Il ne reste alors qu’à coller les claies de parchemin sur le contre-plat9. Les claies extérieures seront collées après la pose du cuir pour permettre le rembordage10 de celui-ci.
Pour le travail du cuir :
- Il s’agit de confectionner un gabarit de la taille exacte des 2 couvertures et du dos (avec une marge supplémentaire de chaque côté). Celle-ci est utile pour le rembord. Sur une pierre de fontaine (calcaire tendre) est effectué le parage qui consiste à l’aide du couteau à parer d’enlever une partie de la croûte du cuir au niveau des marges de rembord afin de l’amincir.
- Une fois ce parage terminé, le cuir est imprégné de colle de pâte, posé sur le livre et laissé sécher.
- Le rembordage des marges de cuir est ensuite réalisé ; le cuir est apprêté pour la dorure (c’est un apprêt à la colle de pâte claire et un apprêt au blanc d’œuf). La dorure est effectuée à chaud à la feuille d’or 23.6 carats. L’opération est longue et délicate. La température des fers à dorer doit être exacte pour que l’or adhère sans brûler le cuir (entre 16 et 18 heures). Un passage à la cire 213 (ph neutre, cire fongicide, insecticide, élaborée par le CNRS pour la Bibliothèque Nationale) est la touche finale qui fera ressortir toutes les marbrures naturelles du cuir.
1 Opération de grecquage : sciage du dos du livre pour y creuser des entailles correspondantes aux emplacements des ficelles ou du ruban.
2 Ficelles ou bandes de cuir sur lesquelles le livre est cousu, et qui font saillie sur le dos.
3 Bandes de renforcement collées sur le dos du livre.
4 Fiche Métier SEMA "Relieur", janvier 2006, © Centre de Ressources Sema, ISNN, 1763-6892.
5 Broderie en fil de soie faite à la main placée en tête et en queue du dos du livre.
6 Bande de peau ou de toile placée dans le mors intérieur des reliures.
7 Pages blanches que l’on ajoute au début et à la fin d’un livre pour protéger les couvertures d’origine, embellir le livre.
8 Couverture recto verso du livre en carton. Dès que le carton est taillé pour le livre, on peut l’appeler plat.
9 Face intérieure d’un plat.
10 Pliage des bords amincis des cuirs.
L’atelier Reliure Dorure Legrand utilise des matériaux originels afin d’assurer la réversibilité de leurs interventions. Ils emploient pour cela des matériaux à Ph neutre pour les papiers et les colles. Ils ne rencontrent pas de difficultés d’approvisionnement en colles qui sont fournies par une entreprise allemande en pots de 30 kilos.
Aucune colle animale (colle d’os ou colles de farine par exemple) n’est employée parce qu’elle empêche la souplesse des matériaux et les ouvrages cassent alors plus facilement (contrairement aux doreurs sur cadre qui ont besoin de colles à fixer sur des supports fixes). Les colles vinylites sans solvants et non réversibles sont utilisées pour certains ouvrages et les colles cellulosiques à base d’eau de trois types sont: la colle d’amidon pour l’encollage du cuir et la reliure, la colle type tylose ou amidon de maïs pour la restauration de papier, et enfin, la colle d’amidon de blé pour la restauration et le recollage du cuir (celles-ci sont testées et utilisées pour la Bibliothèque Nationale de France). Nathalie et Christophe Legrand constatent qu’avec l’ère industrielle les colles et matériaux inadaptés ont fait leur apparition. Certaines colles sans solvants sont souvent plus chères que celles avec solvants. Parmi les nombreux types de papiers qu’ils possèdent en stock, Nathalie et Christophe Legrand choisissent celui qui convient le mieux à telle partie de l’ouvrage ou à telle étape de restauration (papier registre, papier japon pour les réparations, papier à onglet pour tailler les onglets, papier Japon, papier vélin, papier de verre pour le ponçage, papier Ingres pour les fausses gardes et les gardes, papier bristol pour la garniture des plats, papier de moulin fait main, papier marbré main, etc.)
Les peaux utilisées par l’atelier sont achetés chez les peaussiers étrangers et tannées par des tanneries françaises (notamment à Graulhet). Le choix des peaux dépend des goûts esthétiques du relieur et du client, et aussi de l’époque de la reliure : la basane (peau de mouton lisse et fine est utilisée pour généralement doubler les chemises et les étuis), le chagrin (peau de chèvre à petits grains solide et peu fragile), le maroquin (peau de chèvre épaisse à gros grains solide), le parchemin (peau de mouton ou de chèvre traitée à la chaux et poncée prisée pour son grain très fin), le veau, l’agneau et la chevrette.
Le matériel de reliure est très spécifique et indispensable. Ces outils ont peu évolué au cours du temps. Ils restent pour beaucoup fabriqués dans les mêmes matières qu’aux débuts de la reliure. L’atelier Legrand possède un matériel de dorure couvrant les périodes du XVIe au XXe siècle qui permet de réaliser des copies d'anciens ou de concevoir des créations de décors contemporains. On y trouve une collection importante de fers à dorer, de fleurons en bronze, de filets et de palettes, tous sont gravés à la main. Il s’agit de poinçons de métal dont l'une des extrémités gravée et chauffée est posée sur la peau légèrement humidifiée, afin d'y laisser une empreinte.
Ils utilisent également le petit outillage indispensable à la reliure telle que :
- les couteaux : le couteau à parer (outil utilisé pour amincir la peau et élaguer les cartons), le couteau à rogner (outil qui permet de couper les cartons dans la presse à rogner, le couteau à débrocher (outil qui sert à enlever les restes de colles au dos des cahiers).
- les équerres : l’équerre à talon, l’équerre métallique, la petite et la grande équerre en bois
Mais aussi divers outillages tels que le plioir en os (outil de différentes tailles permettant de bien appliquer les papiers et les peaux lors des encollages, de marquer les pliures et les remplis et de confectionner les coiffes), les petits et grands ciseaux, la règle métallique, les pointes, la pierre à parer, le compas à pointes sèches (pour prendre les mesures et les reporter avec précisions), les scies à grecquer (scies permettant de pratiquer au dos des cahiers des rainures dans lesquelles s’insèrent les ficelles de couture), les polissoirs, les marteaux à endosser, les brosses, les chiffons et mousselines, les pinceaux ronds et plats, les râpes, etc. Nathalie et Christophe Legrand sont conscients de la chance de posséder un patrimoine matériel qui a été transmis de père en fils depuis 150 ans ce qui les épargnent des lourdes contraintes financières en cas d’acquisition de cet équipement. La plupart des outils de la reliure et de la dorure n’existent pas sur le marché et doivent être fabriqués sur mesure ; ils sont surtout inaccessibles en terme de prix (800 euros HT pour une paire de fleuron de coin du XVIIe ou du XVIIIe siècle par exemple qui ne permettra pas de réaliser la décoration à façon). Les jeunes qui souhaitent selon eux se lancer dans la reliure n’auront malheureusement pas la possibilité d’acheter un équipement de reliure et de dorure puisque les plus bas tarifs unitaires sont de l’ordre de 150 euros HT pour un fleuron simple.
Nathalie et Christophe Legrand sont capables de travailler comme au XVIe siècle avec le gros matériel de reliure adéquat :
- la presse à rogner par exemple qui permet de maintenir le livre vertical lors des opérations de grecquage, de pose de la mousseline, de rognage des cartons ; elle est équipée de mâchoires d’étau en fonte pour l’endossure,
- les cousoirs qui sont des métiers en bois permettant de tendre les ficelles ou les rubans sur lesquels on coud le livre,
- une presse à percussion de la première moitié du XIXe siècle (la forte pression qu’elle exerce sur les cahiers ou le livre mis en presse permet de durcir le papier des cahiers, d’égaliser le cambrage des plats et permet au livre une fois terminée de bien se fermer et d’avoir un alignement parfait),
- une cisaille qui date du milieu du XIXe siècle (pour couper le carton ou le papier en actionnant la manche de la lame vers soi et en serrant bien la lame vers le bord de la cisaille avec une pédale qui permet en cas d’appui du pied de serrer le carton ou le papier),
- un massicot en bronze Eiffel de la deuxième moitié du XIXe siècle dont les plaques en bronze ont été réquisitionnées par les allemands pendant la seconde guerre mondiale.
L’atelier Reliure Dorure Legrand réalise 400 à 450 reliures par an. Il est essentiel selon eux de réaliser un grand nombre de reliures afin de ne pas perdre la pratique de son geste et de maintenir la dextérité de la main. Il leur paraît impossible de faire une dizaine de reliures par an comme ils peuvent le constater chez certains relieurs reconnus qui sous-traitent leurs réalisations faute de pratique suffisante.
Nathalie et Christophe Legrand restaurent les ouvrages anciens ce qui comprend la restauration des reliures, des archives, des cadastres, des plans, des ouvrages et manuscrits. Elle représente un tiers du chiffre d’affaires de l’entreprise ; le reste est consacré au travail des registres administratifs (registres de notaires et état civil) à la conservation et à la reliure traditionnelle. La reliure peut être classique (pleine peau, demie peau avec des coins, ou plus originale comme la reliure en relief par exemple, ou encore avec un effet de mosaïque). La reliure originale constitue l’aspect créatif de la profession. Nathalie et Christophe Legrand développent une production contemporaine en collaborant avec des artistes peintres par exemple. Ils ont travaillé sur un livre d’Umberto Eco qui leur a été confié pour une reliure originale, ou encore ils ont réalisés un livre d’artiste en collaboration avec le peintre périgourdin Gérard Fioretti. Il s’agissait d’un livre-coffret dont les pages sont des toiles sur lesquelles le peintre évoque de grandes œuvres présentées ici en miniature. Le coffret comporte par ailleurs un disque compact enregistré par un compositeur périgourdin. Les jeunes sortants des écoles ont peu de chance de travailler sur de tels ouvrages contemporains sachant que les débouchés se trouvent bien plus dans la reliure courante à destination des bibliothèques et de l’administration pour la conservation des registres.
La spécificité de l’atelier reliure Dorure Legrand est de travailler essentiellement auprès de particuliers tels que les collectionneurs et les bibliophiles parce qu’il n’existe pas de perspectives d’évolution supplémentaire dans ce métier. Selon eux les grandes bibliothèques ne donnent pas assez de travail. En Dordogne il est difficile de travailler auprès des institutionnels tels que la Bibliothèque Nationale de France, les Archives nationales ou certains musées, parce qu’ils possèdent déjà leurs propres ateliers intégrés. De plus ils doivent passer des appels d’offres et les petits artisans ne peuvent pas concurrencer les gros ateliers qui proposent des prix moindres. Ils interviennent alors dans la reliure courante à destination de l’administration pour la reliure ou la conservation des registres administratifs par exemple. Ils souhaitent développer leurs activités en élargissant davantage leur clientèle au niveau de la restauration des ouvrages anciens. Ils interviennent d’ailleurs sur des ouvrages rarissimes. La restauration de ces ouvrages ne doit pas être masquée ; bien au contraire, elle est visible afin de ne pas effacer le charme historique d’une reliure de 200 ans. Par les greffes de cuirs ou de toiles, l’ouvrage est remis en l’état afin de le rendre à nouveau consultable. Un exemplaire rarissime de la Bible de 1554 de Crespin leur a été confié. Cet ouvrage est resté sous l’eau dans une grange pendant 25 ans. Après expertise faite par la Bibliothèque Nationale de France, seuls deux exemplaires de cette bible existent dans l’Europe. Ainsi l’écrit et la conservation de cet ouvrage est privilégié lors de leur intervention : une reliure souple en parchemin a été réalisée et l’ensemble des feuillets ont été remis en l’état par couture.
Au début de leur activité, la famille Lavène travaillait le métier de relieur-doreur chez eux c’est-à-dire "en chambre". Ils ont par la suite acquis un petit atelier, place du marché au bois à Périgueux. Puis ils se sont installés rue Saint-Front en 1894. Aujourd’hui, Nathalie et Christophe Legrand exercent dans ces mêmes locaux. La superficie de l’atelier est de 90 m² et s’étend sur 2 étages avec d’une part l’atelier principal de travail dans lequel sont accueillis les clients au milieu des outils et des machines d’antan, et d’autre part le bureau qui se situe en étage.
Dans le cadre de ses activités, l’atelier Legrand accueille des stagiaires scolaires dans l’année pour des stages de découverte du métier. Selon Nathalie et Christophe Legrand, les jeunes ne sont pas suffisamment sensibilisés aux métiers d’art, et notamment de la reliure. D’ailleurs il n’existe pas de formations à la technique de la dorure à la feuille à chaud. La formation à la restauration d’ouvrages est de plus en plus rare. Les artisans d’art risquent davantage de diminuer selon eux ; d’ici une dizaine d’années, certains partiront à la retraite et ne seront pas remplacés en Dordogne parce qu’il n’y a pas de mise en relation avec les jeunes. Pourtant le marché des objets à conserver et à restaurer existera toujours. Ils constatent par ailleurs que les jeunes sont aujourd’hui de plus en plus formés à la théorie. Un bon théoricien n’est pas obligatoirement un bon manuel parce que le geste ne s’acquiert que par une longue pratique continue. Ils s’avèrent que les réalités des ateliers ne sont pas les mêmes que les enseignements classiques. Il faut partir de la réalité de la matière afin d’acquérir le bon geste par un travail préparatoire répétitif qui conduira enfin au résultat final attendu. Il est intéressant selon eux de connaître intellectuellement son métier afin d’assurer la cohérence et la compréhension des gestes et de posséder le niveau culturel attendu par sa clientèle. Mais un relieur-doreur est astreint à une pratique et une connaissance technique de son métier. Les écoles devraient développer davantage les stages pratiques dans les ateliers.
L’art de la reliure est intrinsèquement lié à l’existence du livre, qui apparaît à l’époque gallo-romaine. Il était constitué de feuillets en parchemin, assemblés par les fonds et permettant d’écrire des deux côtés de la feuille, contrairement aux précédents rouleaux de parchemin. C’est au Moyen-âge que l’art de la reliure se développe dans les monastères12. Les cahiers de parchemin étaient cousus sur des nerfs de bœuf qui faisaient saillie sur le dos et, à chaque extrémité, un nerf entouré de fil formait un bourrelet au-dessus de la tranche pour la protéger : c’était les premières tranchefiles. Des planchettes de bois, que l’on appelait des ais, étaient fixées au volume à l’aide de l’extrémité des nerfs qui passaient à travers ces ais, en général biseautés le long du dos pour une ouverture plus facile. Ensuite les ais étaient décorés de multiples façons : incrustations d’or, d’argent, d’ivoire, de pierreries, recouverts de velours, de soie, de peau, etc.
À la fin du Moyen-âge, l’invention de l’imprimerie et l’utilisation de plus en plus grande du papier favorise la multiplication des livres, qui deviennent plus légers que les lourds parchemins. La reliure va donc évoluer rapidement en passant à une couture sur ficelles de chanvre et en remplaçant les ais par des cartons, plus légers, faits de feuilles de papier collées ensemble. Les cartons sont recouverts de peau décorée de motifs incrustés à l’aide de fers chauffés (appelées fers à dorer). À cette époque existaient déjà les débuts de la technique et les matériaux de la reliure manuelle actuelle. Par la suite, c’est principalement la décoration qui va évoluer et qui marquera chaque époque. Par exemple au XVIe siècle, les dos sont souvent plats sans nerfs pour les reliures en parchemin.
Au XVIIe siècle, dans l’entourage de la cour royale, les belles reliures sont de plus en plus nombreuses et souvent richement décorées. Sous l’influence du jansénisme, les reliures sont recouvertes seulement de peau sans ornement. D’où le nom de reliures jansénistes donné aux reliures recouvertes uniquement de peau sans décoration. Par la suite, chaque grand relieur marquera son temps par son style personnel.
11 BRUNOT-FIEUX Paule, 2003. L’art de la Reliure, bradel, demi-reliure, pleine peau, Groupe Eyrolles : 17.
12 Ce métier s’inscrit dans une longue tradition dont l’origine remonte en Occident à l’activité des "moines-lieurs" médiévaux qui étaient chargés de donner une forme maniable aux manuscrits, dans des ateliers annexés aux "scriptoria" des abbayes et des monastères (fiche SEMA, le métier de "relieur").
L’atelier de reliure-dorure repris par Nathalie et Christophe Legrand a été fondé en 1862. Il s’agit du plus ancien atelier de reliure de la Dordogne qui était dirigé par la famille Lavène et dont le savoir-faire se transmettait de père en fils jusque dans les années 1990.
Après avoir obtenu une maîtrise en Histoire de l’Art, Nathalie et Christophe Legrand, se sont orientés vers cet atelier en 1996 pour y suivre une formation en tant que stagiaire pendant 3 années. Ils ont pratiqué sans relâche les gestes de la reliure et de la dorure pour acquérir une dextérité de la main essentielle pour le perfectionnement du geste. En novembre 1999 ils décident de racheter l’activité dirigée par M. Faure alors parti à la retraite et dont la transmission familiale s’interrompait. Ils se sont trouvés rapidement plongés dans le secteur de l’artisanat d’art. Leur aisance dans le travail est venue au fil des années ; ils répétaient les mêmes gestes plusieurs fois par jour pendant des années afin de parfaire les techniques manuelles qui se sont conjuguées à leur connaissance théorique acquise par leurs études supérieures. Ce capital culturel leur a permis de comprendre l’ensemble des opérations de la reliure-dorure et de s’orienter facilement dans la restauration de l’œuvre ancien. Ils n’ont pas rencontré de difficultés à reprendre cet atelier ; bien au contraire, ils ont récupéré l’ensemble d’un patrimoine matériel vieux de 150 ans sur lequel ils ont été formés et ont continué à travailler avec une clientèle établie qui s’est par la suite élargie.
- Site internet
- Réseau de professionnels
Nathalie Legrand est présidente de l’association "Métiers d’Art de Périgueux". Plusieurs professionnels des métiers d’art se sont réunis autour de cette association pour créer un pôle d’échange des métiers d’art en Aquitaine. Contrairement au statut d’artiste, il leur semble difficile de posséder une boutique parce que les prix sont inaccessibles pour les petits ateliers. Ils ambitionnent de développer des résidences d’artisans qui sont inexistants selon eux sur le territoire. Par la mise en place des ateliers-relais aux tarifs modérés, ils pourraient se mettre en réseaux pour ne pas s’isoler et pour accroître la visibilité de leurs métiers notamment dans les grandes villes.
Nathalie et Christophe Legrand ont obtenu en 2001 le prix professionnel de la SEMA au niveau départemental dans la catégorie "Restauration du Patrimoine". Ils sont inscrits sur l’Inventaire du patrimoine immatériel du Ministère de la Culture.
- Centre de ressources de l’Institut National des Métiers d’Art (INMA)
23, avenue Daumesnil – 75012 Paris. Tél. : 01 55 78 85 85. info@eurosema.com
- Fiche Métier SEMA « Relieur », janvier 2006, © Centre de Ressources Sema, ISNN, 1763- 6892
Articles
- LABUSSIÈRE Michel. "Les artisans cheminots s’exposent", in Dordogne Libre, mercredi 19 juin 2002.
- LABUSSIÈRE Michel. "Deux livres de création pour Saint-Émilion", in Dordogne Libre, mardi 17 septembre 2002.
- LABUSSIÈRE Michel. "Le manège enchanté de Frédéric", in Dordogne Libre, jeudi 28 novembre 2002.
- "Dans les ateliers des beaux gestes", in Sud Ouest, rubrique "Métiers d’Art", vendredi 29 novembre 2002.
- "Les héritiers des Lavène", in Sud Ouest, rubrique "Métiers d’Art", vendredi 29 novembre 2002.
- "Une journée découverte", in Sud Ouest Dimanche, rubrique "Métiers d’Art", dimanche 1er décembre 2002.
Ouvrage
- BRUNOT-FIEUX Paule, 2003. L’art de la Reliure, bradel, demi-reliure, pleine peau, Groupe Eyrolles.
Il n’existe pas de mesures de sauvegarde au métier de la reliure d’art et de la dorure. Nathalie et Christophe Legrand expliquent que le recensement des relieurs-doreurs en France est inexistant. On en dénombre selon eux bien moins d’une centaine en France compte tenu d’un milieu très restreint où les gens se connaissent vite et où les réputations sont rapidement établies. Selon la Chambre syndicale de la reliure13, le secteur de la reliure dans son ensemble (industriel, semi-industriel et artisanal) regroupe 1800 emplois dans 400 ateliers pour la reliure main (qui comprend la reliure courante, la reliure soignée, et la reliure de très grande qualité) et sept mille emplois pour la reliure industrielle. Les ateliers comptant environ trente cinq personnes sont au nombre de quatre ou cinq. Il existe à peu près trente ateliers employant entre vingt et cinquante personnes, mais la plupart sont composés d’une personne : 65% des relieurs travaillent seuls. Le département de la Dordogne est reconnu pour son patrimoine culturel qui attire les touristes étrangers. Pour la sauvegarde de ce métier il ne s’agit pas selon eux de communiquer uniquement sur cette image patrimoniale. Mais il faut soutenir les structures économiques qui entretiennent cette image. Ils évoquent le problème de la diversité des métiers d’art qui ne sont pas mis en réseaux empêchant la coordination des activités et entraînant leurs disparitions. Quant au problème de la représentativité des métiers d’art, ils n’ont pas d’ateliers visibles qui leur permettent de se faire connaître auprès du grand public. Cette absence de lieux synthétisant leurs métiers éparpillés ne donne pas les moyens de se faire connaître. Il leur paraît primordial de développer des structures représentatives dans les villes afin de redynamiser les activités des régions. Il ne s’agit pas selon eux de s’implanter dans les quartiers isolés parce que les métiers d’art sont déjà fragilisés économiquement et manquent de visibilité. Les centres villes sont des endroits visibles qui permettent à la population et notamment aux jeunes de les percevoir ; les artisans d’art pourront ainsi vivre économiquement de leurs activités.
13 Fiche Métier SEMA "Relieur", janvier 2006, © Centre de Ressources Sema, ISNN, 1763-6892
Personne(s) rencontrée(s)
- Nathalie et Christophe Legrand, relieurs-doreurs
Localisation (région, département, municipalité)
Aquitaine, Dordogne, Périgueux
Adresse : 12, rue Saint Front
Ville : Périgueux
Code postal : 24000
Téléphone : 05 53 08 92 57
Adresse de courriel : legrand.atelier@oniriades.com
Dates et lieu(x) de l’enquête : 27 avril 2010, Périgueux
Date de la fiche d’inventaire : 3 mai 2010
Nom de l'enquêteur ou des enquêteurs : Lamia Gabriel
Nom du rédacteur de la fiche : Lamia Gabriel
Nom du photographe : Nathalie et Christophe Legrand
N° d'inventaire Ministère Culture : 2010_67717_INV_PCI_FRANCE_00122
Identifiant ARK : ark:/67717/nvhdhrrvswvk2zq
Comment contribuer à l'inventaire : la méthode : http://pcilab-new.huma-num.fr/contribuer
Accéder à la fiche sur Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Reliure
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