Le chant de marin

Expression utilisée, tant par la communauté  patrimoniale qui fait vivre ces chansons que par le grand public, pour désigner la musique - et surtout  les chansons - liée à la culture des gens de mer

Les thèmes abordés dans les chants sont presque tous liés au travail des gens de mer, à la  navigation ou à l’imaginaire maritime.  

« Chant de marin » (ou « chants de marins ») : -expression utilisée, tant par la communauté  patrimoniale qui fait vivre ces chansons que par le grand public, pour désigner la musique - et surtout  les chansons - liée à la culture des gens de mer, par la provenance, la destination, l’usage, ou la  vocation. Les thèmes abordés dans les chants sont presque tous liés au travail des gens de mer, à la  navigation ou à l’imaginaire maritime.  

La pratique est toujours chantée, mais la musique instrumentale y est présente en tant  qu’accompagnement du chant.  

Les pratiquants revendiquent une filiation avec le corpus traditionnel chanté par ceux qui avaient  pour métier d’être marins au temps de la voile de travail. Toutefois, ils incluent dans leur répertoire  des créations reflétant une profonde évolution sociétale, car le rapport à la mer a changé :  anciennement uniquement considérée un espace de travail, celle-ci est aujourd’hui perçue comme  un espace de loisir.  

Le terme « marin » semble au premier abord désigner une catégorie socio-professionnelle précise,  mais certains pratiquants incluent dans le genre dit « chant de marin » toutes les communautés  maritimes et fluviales, d’autres le restreignent à celle des marins navigants en haute mer ; enfin  certains y incluent les plaisanciers, d’autres s’en tiennent aux marins professionnels.

La majorité des chanteurs ne sont cependant pas des marins professionnels : si certains sont ou ont  été inscrits maritimes, beaucoup naviguent pour leur plaisir ou aiment la culture maritime sans avoir  de lien économique avec les gens de mer.

En France, les chants sont majoritairement en français, mais le répertoire des marins anglais est  parfois présent, et les langues spécifiques aux communautés littorales sont également incluses  (chants en flamand, en breton, en basque, en occitan…).

La pratique du « chant de marin » est très valorisée l’été dans certaines communes littorales à  l’occasion d’évènements ou de festivals maritimes. 

La pratique du « chant de marin » peut prendre de multiples formes, et, bien qu’elle soit liée à la  culture et au monde maritimes, elle s’étend bien au-delà des zones littorales. Toutefois les groupes  ou les chanteurs résidant sur les côtes sont plus visibles, car ils peuvent plus fréquemment participer  à des évènements consacrés à la culture maritime et créer une émulation collective. À titre d’exemple  indicatif, dans les 97 réponses au questionnaire préparatoire à la rédaction de cette fiche (2022),  dont les répondeurs représentent 66 formations ou/et associations, 49 % des pratiquants vivent en  Bretagne administrative, 13,25 % en Pays de la Loire et également 13.25 % en Normandie ; 6 % des pratiquants habitent en Île-de-France, 5 % dans le Nord-Pas-de-Calais, 8 % dans d’autres régions (5  % étant de lieux non connus).  

La majorité des pratiquants actuels sont des hommes retraités (dans les représentants des 60  formations ayant répondu au questionnaire, 67% ont plus de 60 ans, et 89% sont des hommes).  Socialement, on ne peut pas dégager de prérequis. Si certains sont d’anciens marins, la plupart n’ont  pas de lien avec les milieux professionnels maritimes.

La pratique du « chant de marin » est toutefois toujours présente à bord de certains navires de la  marine marchande. Ce type de répertoire est même considéré comme un signe d’appartenance  culturelle à la communauté des inscrits maritimes, et fait partie du savoir transmis dans les quatre  sites de l’École Nationale Supérieure Maritime (ENSM) actuelle – Le Havre, Saint-Malo, Nantes,  Marseille formant les officiers de la marine marchande, héritières des écoles d’hydrographies. «  Jusque dans les années 2000, précise Étienne de Kergariou, lieutenant dans l’armement Britanny-Ferries, les élèves officiers recevaient, entre autres polycopiés de cours (sécurité, résistance des  matériaux, thermodynamique…), un recueil de chants de marin. Ces derniers étaient pratiqués assez  régulièrement au cours de l’année, en particulier lors des cérémonies d’intégration, et c’est encore le  cas aujourd’hui. »  

Le type de formation musicale le plus courant parmi les groupes se revendiquant comme des  pratiquants du « chant de marin » est le chœur d’hommes (tel Les marins d’Iroise). Les jeunes ont  plutôt tendance à s’organiser en groupe de taille réduite (du duo au quintet), à l’instar des groupes  de musique traditionnelle ou de rock qui constituent une part importante de leur paysage culturel,  ou en collectifs d’artistes, de taille plus conséquente et dans lesquels on peut trouver d’autres  disciplines artistiques (art pictural, audiovisuel, arts plastiques…). On peut citer le collectif Lagoon  Pirates qui se produit au carnaval de Venise et dont le concept est de jouer des pirates, en réimaginant  leur apparence, leurs habitudes, et leur musique. Ces groupes de jeunes sont plus présents dans les  villes, et surtout dans les villes étudiantes, où ils peuvent aussi se produire dans des soirées à  thématique maritime, largement inspirées de l’imagerie pirate, comme c’est le cas des groupes qui  jouent aux Soirées du capitaine à Paris.  

Certains pratiquants font partie de groupes vocaux et/ou instrumentaux acoustiques et jouent  souvent dans plusieurs formations musicales liées pour la plupart aux musiques traditionnelles.

Quelques groupes de « chant de marin » ont un lien avec la plaisance sur voiliers traditionnels (ex :  Fortune de mer, dont deux membres sont patrons du lougre du Légué Le Grand Léjon).

Quant aux « passeurs de mémoire » dont le répertoire et l’art du chant ont été acquis de tradition  orale, ils vivent dans les zones littorales, et ont un lien fort à la maritimité, qu’il soit familial ou  professionnel (en 2022 : Yvonne Cuvier à Saint-Pierre-en-Port (76), qui a travaillé dans un atelier de  chaluts ; Robert Olier, à Douarnenez, qui a été pêcheur ; Raymond Janin, à Sète, qui a été docker…). 

Les acteurs

Selon l’enquête réalisée pour élaborer cette fiche d’inventaire, menée de 2018 à 2022, la quasi totalité des pratiquants est des amateurs, dont c’est, pour beaucoup, le loisir favori. Comme cela se  fait le plus souvent au sein d’une formation, il s’y crée des complicités construisant une communauté  de pratique du « chant de marin ». La plupart vivent sur le littoral de la Manche et de l’Atlantique,  notamment dans les ports bretons et dans les bourgs proches de la côte.

La formation en chœur est la plus représentée (constituée d’hommes en quasi-totalité). On y compte  de quinze à quarante chanteurs : lors de l’enquête de préparation de cette fiche d’inventaire, en 2022,  une trentaine de chœurs ont été recensés, mais si le terme est parfois revendiqué (Chœur des marins  Adour-Océan), la plupart de ces formations ne l’utilisent pas (Les gabiers de la Lys, La chorale de  l’Hydro-Marseille…). 

Les groupes de 3 à 10 membres sont fréquents :  il y en a des dizaines (Boutovent, Le Brise-glace  Orchestra, Strand Hugg…). Ces formations sont comparables à celles jouant des musiques traditionnelles à danser. Certains de leurs membres vivent de leur pratique ou sont semi professionnels. C’est le cas dans les groupes Quai des Brumes, Djibou, La Bricole... Souvent ces artistes font partie d’autres groupes de musiques traditionnelles non liés au « chant de marin ». Certains groupes tournent  abondamment, contribuant à faire vivre le  « chant de marin » dont ils se revendiquent.  Ainsi les Souillés de fond de cale, de Paimpol,  créé en 1991, ont donné 1200 concerts en 32 ans,  en France, en Europe et au-delà. 

Quelques chanteurs chantent en solo ou en duo  (Doris et Vaquelotte, Bâbord-Tribord…) ; ils font  souvent également partie de formations de « chant de  marin », et sont impliqués dans d’autres musiques  (majoritairement traditionnelles).

Ainsi par exemple,  en 2022, Brigitte Kloareg, Valérie Imbert, Vincent  Brussel… Quelques rares formations ne comptent  que des chanteuses : Les Pirates (Cancale), Dames de  nage (Bretagne/Vendée…). 

Les « passeurs de mémoire » participent aux actions  de transmission organisées, mais sont peu présents  dans les formations ici décrites. 
Certains acteurs actuels ont une influence plus forte  que d’autres sur l’évolution du répertoire de « chant  de marin », car, outre leur rôle de chanteur, ils sont  également collecteurs (tels Lionel Lopez à Sète ou  Michel Colleu à Douarnenez), ou/et compositeur  (Emmanuel Pariselle, Henri Girou, Fañch Le  Marrec…) ; d’autres ont une influence sur la pratique, car ils sont également organisateurs d’évènements autour des musiques maritimes. 

Plusieurs formations actuelles ont une forte notoriété et possèdent des meneurs dont les styles, très  divers, sont imités. Ainsi, entre autres, pour les groupes Les Souillés de fond de cale (Paimpol), La  Bricole (Boulogne-sur-Mer) ; pour les chœurs Les marins d’Iroise (Brest), Mouez Port-Rhu  (Douarnenez)…

Quelques groupes revendiquent un lien fort avec les générations précédentes et leurs répertoires, et  notamment avec les marins ayant connu la voile de travail. Pour cela ils mènent des collectes - ou en  ont mené, ou s’appuient sur des collectes antérieures - popularisant ainsi des chants méconnus, voire  inédits ; ils publient sur leurs disques un répertoire original ; ils réalisent des publications  documentaires, le plus souvent consacrées à des répertoires de ports ou de certaines zones littorales.  Citons en premier lieu L’Armée du Chalut (côtes de la Manche et de l’Atlantique, Guadeloupe), mais  aussi Touline (Vendée), La Bricole (Boulonnais), Blootland (Flandre française), Mourres de porc  (Sète)…  

Vincent Brusel décrit ainsi son travail avec La Bricole sur les chansons  recueillies par Michel Lefèvre dans les ports du Boulonnais : « c’est  plutôt de la complainte sur des airs à la mode de la fin du XIXe, début  du XXe. […] Du coup j’ai dû trouver une autre manière de valoriser ces  chansons-là que par exemple en faisant du chant à répondre. […] Ça fait  aussi l’originalité de La Bricole ». Brigitte Kloareg remarque que  l’apprentissage de chansons auprès d’informateurs et non pas à partir de  disques ou de recueils permet d’aller au-delà de la seule dimension  musicale : cela apporte « le côté affectif, humain, véritable ».

Sur la côte méditerranéenne française, si les chanteurs ayant une culture  orale maritime locale sont nombreux, ils se réunissent rarement dans un  groupe se définissant comme chantant « du chant de marin », ils font  toutefois vivre les répertoires chantés des gens de mer lors des tournois  de joutes, dans les cafés, et les fêtes locales. 
 

Lieu(x) de la pratique en France

Si au temps où la voile était reine, la pratique du chant en milieu maritime concernait tous les ports,  en ce XXIe siècle, elle s’appuie sur l’importance d’un milieu social de travailleurs de la mer - les zones  littorales et certains ports sont donc privilégiés - mais aussi et surtout sur le renouveau local du chant  de marin en lien avec l’apparition il y a un demi-siècle des fêtes et festivals de musiques  traditionnelles et les rassemblements de voiliers patrimoniaux. Aussi, la Bretagne, qui conjugue une  forte activité maritime et un fort développement tant des fêtes maritimes que des festivals de musique, est la région qui compte le plus de formations revendiquant pratiquer le chant de marin ; Elles sont trop nombreuses pour être toutes citées ! Des groupes existent également dans les autres régions de l’Ouest : en Normandie (parmi d’autres : Marée de Paradis, Les Gars de la Côte) et en Pays de la Loire (Touline).  

Les autres régions littorales n’en comptent que quelques-uns (tels Les Soleils Boulonnais à Boulogne-sur-Mer, Les Gaillards des Pertuis à l’Île de Ré, le Pavillon noir à Marseille). 

À l’intérieur des terres, la présence de groupes de chant de  marin dépend d’initiatives locales (ainsi Les Mâles de mer à Reims), ou de lieux liés à la culture des gens de fleuves et de rivières, tels les groupes chantant la  culture des mariniers Les Copains d’Sabord à Orléans ou les Fis d’Galarne à Giens.

La France ayant un vaste littoral, incluant les territoires d’Outre-Mer, les gens de mer habitant dans  des aires culturelles maritimes ayant leur propre langue ou parler chantent des répertoires  spécifiques :  

- en Flandre française, et notamment dans les ports de Dunkerque et Gravelines, ou des groupes  comme Blootland font vivre le répertoire en flamand des marins qui partaient pêcher la morue à  bord de goélettes sur les côtes d‘Islande. Ce corpus a en grande partie été recueilli au milieu du XIXe siècle par E. de Coussemaker (ex : « Reys naer Island »). Ce répertoire vit également aujourd’hui  dans les ports belges et néerlandais, où il a été adopté ; 

- en Basse-Bretagne, dans les villages  littoraux et les ports des côtes du Trégor,  du Léon, de Cornouaille et du Vannetais – sans oublier les îles (Batz, Ouessant, Sein,  Groix…) où un répertoire maritime en  breton côtoie un répertoire francophone.  Les chants sont interprétés par de  nombreux et divers chanteurs et groupes  locaux, tant en veillée et sessions qu’en  festoù-noz pour la danse chantée. Parmi  quelques chanteurs, en 2023 : Yann-Ber  Premel et les autres chanteurs du Pays  pagan (côte du Léon) ; Pierre-Yves  Pétillon et les chanteurs de Dastum Bro  Gerne (île de Sein, ports bigoudens) ;  Marie-Aline Lagadic et Klervi Rivière (côte  du Pays bigouden) ; Brigitte Kloareg (pays  de l’Aven) ; Sylvie Guiner, Didier Quéval et  de nombreux autres chanteurs du Golfe du  Morbihan ; 

- en Pays basque, mais il ne semble pas y avoir (en 2022) un groupe se consacrant spécifiquement  au répertoire maritime en basque ;

- dans les ports de la côte méditerranéenne française : Golfe du Lion, côte provençale, et en Corse :  on y trouve des répertoires en catalan, en occitan, en sétois, en provençal, en corse… Pour ne citer  que quelques chanteurs et groupes : El marinero del Canigo (en catalan), Mourres de Porc (en sétois)...

- dans les îles et territoires d’Outre-Mer (chants en créole, tels ceux recueillis à Tahiti et en  Martinique publiés par le capitaine Hayet dans son recueil Chansons des îles, éd. Denoël, 1937).

Pratique similaire à l’étranger

Dans la plupart des pays riverains d’un océan, les gens de mer ont leur propre culture musicale. Elle  fait parfois encore partie de la vie quotidienne, ou bien elle ne se maintient que dans des clubs  d’anciens des métiers maritimes (pêcheurs de perles à Bahreïn, pêcheuses de coquillages sur l’île de  Jeju en Corée du Sud…). Mais elle est rarement valorisée en tant que genre musical spécifique aux  marins.

Par contre, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, un genre appelé sea-songs and chanteys (ou  shanties) s’est développé dès les années 1950. Les pratiquants puisent dans le vaste corpus de chants  de travail anglophone (chanteys) qui était en usage parmi les marins et les travailleurs des ports (et  auparavant aux États-Unis parmi les esclaves), abondamment recueilli à partir du dernier tiers du  XIXe siècle. Ces pratiques chantées reflétaient l’évolution maritimo-économique de la voile de  travail, essentiellement au XIXe siècle, en Grande-Bretagne, en Irlande, aux États-Unis, en Australie,  et dans les pays européens de langue commerciale anglophone (Europe du Nord). Ce mouvement  musical est aujourd’hui bien implanté dans tous ces pays. Les sea-songs and chanteys ont leurs  artistes-phares (Forebitter aux États-Unis, Press Gang Mutiny au Canada, The Sea Band en Grande Bretagne…), leurs festivals (Connecticut Sea Music Festival aux États-Unis, Falmouth International  Sea Shanty Festival en Grande-Bretagne, Workum aux Pays-Bas…).  

À partir des années 1980, un mouvement analogue à celui que connaît la France s’est développé dans  certains pays du Nord-Est de l’Europe (notamment en Pologne, qui a ses festivals de « chant de  marin » comme le Sea song Festival de Cracovie où l’on entend des groupes comme Perly i Lotry).  

À signaler pour le monde francophone la Fête des chants de marins de Saint-Jean-Port-Joli (Québec)  créée en 2000. 

Les lieux de pratique se répartissent selon plusieurs types d’évènements publics ou communautaires  d’ampleur inégale.

À bord des navires des armements de commerce ou des bâtiments de guerre

Si la pratique du chant est très épisodique parmi les équipages professionnels actuels, elle n’est pas  inexistante, malgré le dur labeur. Toutefois, sur la plupart des navires de pêche, les équipages sont  trop réduits et les embarquements trop courts pour que des occasions de chants se présentent. Elles  sont épisodiques sur certains navires de commerce. Étienne de Kergariou, officier sur un car-ferry,  relate (en 2023) : « Il arrive aujourd’hui, sur les navires de la Brittany-Ferries, que des sessions de  chant s’organisent, sans doute favorisées par l’apprentissage développé alors à l’Hydro (ancien nom  de l’ENSM). Dans la Marine nationale, on chante lors de rares moments de détente de l’équipage,  mais aussi à des occasions spécifiques, voire lors de cérémonies militaires officielles. Ainsi au retour  de mission des sous-marins nucléaires à l’Île-Longue, lors de la prise de fonction du nouvel équipage,  celui qui est à bord ne quitte pas le bâtiment sans entonner une chanson composée à bord et relatant  un fait arrivé durant la campagne, ou brocardant un ou des marins (enq. M. Colleu, Lorient, 2017).

À bord des voiliers de plaisance et des voiliers du patrimoine

Dans le milieu de la plaisance, on chante lors des soirées d’escale, souvent festives, chacun écoutant  ou reprenant les chansons entonnées par celui (ou ceux) qui joue alors le rôle de chanteur du bord.  Si le répertoire englobe tout ce qui peut se chanter en veillée, les chants de marins sont bien présents,  car les apprentis plaisanciers cherchent à acquérir quelques attributs d’une culture maritime perçue  comme authentique. 
Les marins naviguant sur d’anciens voiliers de travail restaurés ou sur leurs répliques, souvent armés  dans le cadre d’associations, veillent à faire vivre la mémoire collective et le patrimoine culturel  immatériel induit par le bateau : techniques de  construction, de navigation, de manœuvres à la voile, histoire économique et sociale, et expressions orales dont les chansons de tradition locale. Ces équipages comptent presque tous des chanteurs-musiciens, chantant à bord ou à terre lors des moments festifs associatifs (ex : le misainier, Le Rigolo à Doëlan (Pays de l’Aven), ou de petites manœuvres (ainsi pour hisser main sur main une trinquette, on chante parfois « Montons la barrique à tafia »). 
Des occasions inattendues peuvent se présenter aussi sur des voiliers de plaisance, ainsi un chanteur interrogé  
précise qu’il a chanté … en écopant après avoir chaviré ! 

Sur les bâtiments plus importants – goélettes, trois-mâts – où les chants de travail ont pu anciennement résonner, s’il  n’y a pas de chanteur de bord officiel, il y a souvent dans  l’équipage un ou plusieurs chanteurs ayant un répertoire de  « chant de marin ». Ainsi, c’était le cas en 2022, à bord des  goélettes Étoile et Belle Poule, ou du trois-mâts Marité. Les chansons résonnent toutefois plus souvent lors d’escale, à  bord ou en bistrots, qu’en mer. 

Dans des bistrots et autres lieux de convivialité

Dans la lignée des soirées de partage de chansons qui se sont développées dans le cadre du renouveau  des musiques de cultures populaires orales depuis la décennie 1980, des soirées de « chant de  marin » sont organisées régulièrement, à l’initiative d’associations armant un voilier patrimonial,  d’associations pour la musique traditionnelle, de groupes de « chant de marin », de patrons de  bistrot, ou plus rarement, de personnes privées. Ces soirées, qui ont lieu le plus souvent dans des  ports, se sont multipliées notamment en Bretagne depuis un quart de siècle. Sur la côte sud, dans les  ports du Morbihan, elles sont bien implantées, dans le sillage du bistrot groisillon Ti Beudeff, qui est depuis 1972 le rendez-vous emblématique des chanteurs de « chant de marin » (« les chants de  marins et la musique celtique sont les seuls autorisés dans ce lieu » indique Morgann, la patronne).  Ainsi des « Sessions du chant de marin » ont lieu à la brasserie Chez Mimi à Lorient (26e en août  2022), d’autres à Plomeur (la 28e a eu lieu au Café du port de Lomener en décembre 2022). Sur la  côte nord, en baie de Saint-Brieuc, les soirées « Trad’maritime » sont presque une institution : en  septembre 2023, l’association Fortunes de mer a organisé sa 135e soirée Trad’maritime au bar Les  Mouettes à Plérin. Il en va de même à Cancale, ou l’association Phare Ouest organise des « veillées  chantées » tous les deux mois dans un bistrot du port de La Houle (cf. la présentation de ces veillées  sur https://youtu.be/hFBTXkASGHY ).

Lors de fêtes traditionnelles locales

Dans plusieurs ports, petits ou grands, la tradition musicale populaire, dont les chansons, est  intégrée aux fêtes locales.

Fêtes calendaires : en premier lieu le carnaval, dont l’existence, pour plusieurs d’entre eux, est  étroitement liée au monde de la pêche (on fête les derniers jours à terre avant le départ pour des  campagnes hauturières), comme en témoigne leur répartition actuelle sur la côte du Ponant  (Dunkerque, Granville, Douarnenez)

Dans ces trois ports, lors de ces journées de liesse et de folie populaire, c’est toute la communauté  des habitants qui vivent et partagent ensemble chaque étape du déroulement du carnaval. Et la  musique et les chansons y sont omniprésentes. Ainsi à Dunkerque résonnent fifres, tambours et  quatrains entonnés par les bandes, dont la célèbre Bande des pêcheurs qui chante, entre autres  couplets plaisants « Ah c’qu’elle est courue la pêche la pêche / Ah c’qu’elle est courue la pêche à la  morue », ou encore « Donne un zô à ton oncle cô qui r’vient d’Islande De son wame t’auras un  morceau s’il est bien tendre ». À Granville, on chante « Il a mangé ses 400 francs /Il s’en ira l’cul nu  aux bancs / Ah L’âne Ah L’âne ». À Douarnenez, au son des fanfares, la foule accompagne le Den  Paolig qui va être brûlé sur le port en chantant tantôt en breton, tantôt en français « Deuit eta bugale  / Deuit eta war an aod / Ha ni a do plijadur  
plijadur plijadur… Venez les enfants / Venez sur  le port / Vous aurez du plaisir du plaisir du  plaisir » …

À ces chants évoquant directement  les marins ou la vie du port, s’en ajoutent bien  d’autres sur la vie quotidienne et ses plaisirs. 

Fêtes liées aux pêches pratiquées :

Fêtes du hareng dans les ports de la Mer du Nord et de la Manche où ce poisson est pêché, dont les  dates s’égrènent au fil de la migration du  
poisson, de Gravelines à Étretat. Ainsi la fête du  hareng de Fécamp réserve une place importante aux chansons maritimes locales, dans les bistrots, lors de l’élection de la Reine du hareng,  lors d’un déhalage chanté du char de la reine…

Autre exemple : en Basse-Normandie, Port-en-Bessin fête en novembre la coquille Saint-Jacques  lors d’un week-end appelé Le Goût du Large / Musiques sous les embruns, où des groupes de « chant  de marin » sont invités.

Fêtes liées à des traditions locales :

dans plusieurs ports du Golfe du Lion, les joutes nautiques  sont une institution. À Sète, chaque étape du tournoi de joute, très codifié, est soulignée par un air  de circonstance joué au hautbois et au tambour, et durant les joutes, des milliers de spectateurs  regardent les jouteurs s’affronter, bien campés sur la tintaine à l’arrière de chacune des deux barques  propulsées par 8 ou 10 rameurs, avec à bord le duo traditionnel hautbois et tambour. Lors de la Saint Louis, cinq journées de fête rassemblent des centaines de milliers de spectateurs, et les rues du port  de pêche résonnent des chansons sétoises entonnées selon l’inspiration du moment (en 2023, la 279e édition a eu lieu du 17 au 22 août).

Circonstances diverses

D’autres volets du « chant de marin » sont pratiqués à diverses occasions, tels les bals de danses  traditionnelles locales, constituées essentiellement de rondes chantées, dans des communes  littorales de Vendée (sur les îles d’Yeu et de Noirmoutier, à Saint-Jean-de-Monts, à Saint-Gilles Croix-de-Vie…) ou de Bretagne (certains festoù-noz dans le Golfe du Morbihan, en Pays Pagan sur  la côte Nord du Finistère…).

D’autres lieux accueillant des circonstances organisées de transmission, occasionnant ainsi des  pratiques chantées, sont présentées ci-dessous.

Les concerts et prestations publiques

Les concerts de « chant de marin » sont particulièrement nombreux, et la plupart ont lieu dans  des communes littorales. Si on en trouve programmés au fil de l’année, c’est l’été qu’ils sont le plus  souvent organisés, car ils se nourrissent de la période touristique des zones concernées. Plusieurs  types de concerts coexistent :

Évènements dédiés au « chant de marin » :

ils sont programmés pour que l’on puisse entendre  plusieurs groupes de ce genre musical. Parfois, notamment en Bretagne, plusieurs formations  s’organisent pour créer un évènement commun marquant l’anniversaire d’un groupe (ainsi en 2022 les 30 ans des Kanerien Trozoul à Trébeurden (Côtes-d’Armor).

Évènements dont le « chant de marin » constitue un des volets :

ils sont destinés à en  rehausser l’ambiance. Beaucoup se déroulent en plein air, souvent sur une place au bord d’un bassin  du port. Le public de ces manifestations très populaires vient en famille participer à un repas  constitué de plats maritimes (moules, thon ou sardines grillés, accompagnés de frites) tout en  écoutant des « chants de marins ». Ces manifestations sont souvent organisées au profit de la Société  Nationale de Sauvetage en Mer (SNSM). Elles sont particulièrement nombreuses en Bretagne, car  les groupes de « chant de marin » y sont plus nombreux qu’ailleurs, mais on en trouve dans des ports  de pêche de la Manche ou de l’Atlantique. Les groupes participent par ailleurs à des animations de  rue.  

Dans des festivals, fêtes et évènements maritimes

Festivals « de chant de marin » : deux festivals ont été créés spécifiquement pour faire vivre les  « chant de marin ». Le Festival du chant de marin / Gouel kan ar vartoloded, créé en 1989, qui a lieu  tous les deux ans à Paimpol, rassemble des dizaines de milliers de spectateurs et programme des  dizaines de groupes de « chant de marin » de tous pays, ainsi que de très nombreux groupes de  « musique du monde ». En 2023, 61 groupes de chants de marins y ont été programmés, venant pour  20 d’entre eux, d’Europe et du Canada, et pour les 41 autres de France. Ces formations sont des  chœurs ou des groupes de chanteurs/musiciens.  

Les Bordées de Cancale - Festival de chant traditionnel maritime, créé en 1999, rassemble tous les  deux ans à Cancale quelques milliers de spectateurs et fait découvrir des groupes de « chant de  marin » ou de musiques des régions littorales de France et d’Europe. En 2023, pour la 23e édition,  le festival a programmé 13 formations : 5 venant d’Écosse (pays mis en valeur pour cette édition), 1  d’Angleterre et 7 de France. La plupart sont des duos ou trios, mais il y a également des solistes et  deux quatuors. 

Ces deux festivals ont chacun donné à une de leurs scènes le nom d’un grand chanteur de « chant  de marin » aujourd’hui disparu : Stan Hugill à Paimpol, John Wright à Cancale.

Fêtes maritimes :

Depuis la première grande fête maritime inventée et organisée par le Chasse Marée à Douarnenez en 1986, plusieurs manifestations d’ampleur régionale ou nationale réunissent  en un même évènement des pratiquants de la voile traditionnelle, du « chant de marin » et des  savoir-faire artisanaux maritimes dans des évènements accueillants des dizaines, voire des centaines  de milliers de personnes durant plusieurs jours. Toutes donnent une large place au « chant de  marin », via des concerts (parfois sur des scènes spécifiques), des animations de rue, de cabarets ou  tavernes, des démonstrations de chants de manœuvres sur des bateaux (à hisser) ou sur le quai (à  virer, sur un cabestan en bois installé pour cela), des bals de rondes chantées du monde maritime. Si  les deux plus grandes de ces fêtes maritimes (Brest, depuis 1992 ; Rouen, depuis 1989) n’intègrent que quelques groupes de « chant de marin » au sein d’une programmation très diverse, d’autres  valorisent particulièrement ce genre musical, tel Escale à Sète (depuis 2010) en Méditerranée ou  Fécamp Grand’Escale (1ère édition en 2022) en Manche.

En parallèle de ces fêtes ayant lieu sur le littoral, se sont développées dès les années 1980 des fêtes,  petites ou grandes, valorisant la culture des mariniers et bateliers. Fêtes traditionnelles dans des  ports fortement marqués par l’histoire de la batellerie, tel le Pardon de la batellerie de Conflans Sainte-Honorine, sur la Seine (64e édition en juin 2023), ou dans des ports où un mouvement de  renouveau culturel a permis de faire revivre au public le temps où les marchandises étaient  transportées à la voile sur les fleuves, tel Le festival de Loire, le plus grand rassemblement européen 
de la marine fluviale, qui se tient à Orléans (11e édition en septembre 2023). Dans ces fêtes se  déroulant le long des grands fleuves français, on peut entendre des groupes faisant vivre la culture  chantée des pénichiens et mariniers, tel Ellébore, ou La Chavannée.

Événements maritimes :

À ces fêtes programmées tous les deux ou quatre ans rassemblant une  flotte de voiliers traditionnels, il faut ajouter bien d’autres évènements maritimes où le « chant de  marin » a une place en tant qu’élément culturel et festif : escales de grands voiliers ou arrivées mais  aussi départs et courses au large. Ainsi à chaque départ du Vendée Globe, il se crée des chansons en  hommage aux marins. Le navigateur Jean-Luc Van Den Heed a son propre groupe de chants de marins et anime des soirées à l’occasion du Vendée Globe.

Le contenu du corpus : 

Le corpus nourrissant la pratique actuelle du « chant de marin » est  vaste. On peut le répartir en trois grands volets, issus de sources différentes tant sur le plan  historique que sociologique, musical ou  littéraire. Les pratiquants mettent en valeur ces différents volets selon leur goût, l’ensemble formant pour eux un tout cohérent.

Les chants issus de la tradition orale des gens de mer 

Ce premier volet réunit des chansons transmises par la tradition orale, presque toutes  anonymes. Certaines de leurs paroles (et aussi  de leurs mélodies) sont attestées dès les XVIIe ou XVIIIe siècles ; pour d’autres, les premières  
occurrences ne remontent qu’aux XIXe ou XXe siècles mais leur conception littéraire (et musicale) est antérieure à la Révolution. Si cette forme de répertoire n’est pas spécifique aux  gens de mer, les chanteurs de « chants de  marins » choisissent dans le vaste corpus qui  était en usage dans la tradition orale des populations littorales les textes leur semblant bien maritimes - parce que citant un capitaine, un  bateau, une voile… tel « Nous étions trois marins » - ou son équivalent en en breton « Tri martolod  yaouank », ou bien parlant d’embarquement ou de séparation (« Virginie les larmes aux yeux /je  viens te faire mes adieux / nous partons pour l’Amérique / Nous mettons les voiles au vent… »).

Certaines chansons-types (selon la définition qu’en donne le folkloriste Patrice Coirault) sont  reprises en de multiples versions, telles les Trois navires chargés de blé (« À La Rochelle est arrivé /  trois beaux bateaux chargés de blé ») ou Le merveilleux navire (dont « La grand-voile est en dentelle  / La misaine en satin blanc »). 

S’y ajoutent quelques chants spécifiques aux marins embarqués sur de grands voiliers, qui pour la  plupart soutenaient des gestes de travail. Ceux-ci sont devenus aujourd’hui emblématiques du genre,  tel, « Jean-François de Nantes » - évoquant la bordée de retour de campagne d’un matelot baleinier,  ou « Le corsaire Le Grand Coureur », brocardant l’équipage malheureux d’un navire corsaire.

Ce type de répertoire ne peut, par essence, s’enrichir de compositions actuelles – sauf à créer des  pastiches - mais les collectes et les recherches en archives permettent de redécouvrir un grand  nombre de nouvelles pièces.

Les compositions à thèmes maritimes des XIXe et XXe siècles popularisées oralement  parmi la population littorale

Un second ensemble de chansons englobe diverses créations ayant en commun des thèmes  spécifiques aux marins : description de manœuvre ( « L’ancre est dérapée hissez l’hunier / Et tous  les fiers vaillants mariniers / Bouline à bâbord et brassent à tribord…», extrait de « Braves  mariniers » - texte noté le 18 juin 1840 dans le cahier de chant manuscrit de François Ganachaud,  de Noirmoutier), divers récits de naufrages, évocation de la vie à bord (de voiliers de commerce :  « La Carméline », de navires de guerre : «La triste vie du matelot »…) , description de techniques de  pêche, et bien sûr amours de marins.  

Ces créations sont dues à des marins lettrés (Yann Nibor : « L’albatros », 1896), à des chansonniers  populaires de notoriété nationale (Théodore Botrel : « Les petits graviers », 1899) ou locale (Henry  Ansquer à Brest : « Il s’appelait Jean Quéméneur », c 1900 ) à des marins chansonniers locaux (Paul Émile Pajot aux Sables-d’Olonne, Taillevent à Groix…), ou à des matelots dont le talent n’est connu  que de ses compagnons d’équipage (tel le terre-neuvas cancalais Jules Leclerc, dit Bleu Pâle, qui a  composé vers 1900 « Sur le Grand Banc », dont le dernier couplet dit : « Aussi terriens vous qui sans  trêve / Vivez en paix / Pour les marins c’est marche ou crève / Faites un souhait / Non pas qu’ils  r’viennent avec des rentes / Ni pour tout l’temps / Mais qu’ils échappent au vent qui vente / Sur le  Grand Banc ». Sur le plan musical, un grand nombre de ces compositions s’appuient sur des timbres  (des airs de chants à la mode à l’époque de la composition).

À ce riche ensemble se sont ajoutés dans l’entre-deux-guerres des chants réalistes (« Je suis le maître  à bord », de Jean Rodor et René de Buxeuil, 1937) et dans l’après-guerre quelques chansons dans la  même lignée (« Fanny de Laninon », de Pierre Mac Orlan et Victor Marceau, 1950). Beaucoup de ces  chansons, dont les deux dernières citées, font aujourd’hui partie du patrimoine populaire des chants  de marins, à tel point qu’elles sont parfois présentées comme traditionnelles et d’auteurs anonymes.  Ce type de répertoire continue à s’enrichir, et de nouveaux chants se patrimonialisent parfois via le  succès d’un chant d’un auteur par ailleurs non lié au monde maritime (« Loguivy-de-la-Mer », François Budet, 1965), ou dans un autre registre, certaines des compositions de groupes décrivant la  vie d’un port (compositions des Goristes sur la vie brestoise des décennies 1990-2010), ou encore  celle des femmes telle « La chanson des Penn Sardin », paroles et musique de Claude Michel, 2007,  évoquant la grève des sardinières de Douarnenez en 1924.  

Les compositions de la seconde moitié du XXe siècle et du XXIe siècle créées par des  auteurs impliqués dans l’essor du genre chants de marins  

Ce dernier ensemble, également vaste, comprend des créations conçues par leurs auteurs comme  devant s’inscrire dans ce qu’ils considèrent être le corpus constitutif du « chant de marin = » : cette  volonté d’enrichir ce type de patrimoine chanté ne se retrouve pas en tant que telle dans les deux  ensembles précédemment présentés.

Une partie de ces chansons sont inspirées – voire même sont des traductions – de chants anglo américains, et leurs mélodies y sont reprises à l’identique. C’est le cas des nombreuses compositions  d’Henry Jacques dans les années 1930-1950 (« Dans le port de Tacoma » air traditionnel, 1947, popularisé par les chœurs dirigés par Jean Suscinio), ou de « Santiano » (air traditionnel, paroles de  Jacques Plante, 1961, popularisé par Hugues Auffray).  

D’autres chants sont dus à la plume d’auteurs-compositeurs s’inspirant du monde musical des  chanteys anglophones, mais en inventant des paroles et des airs spécifiques. C’est le cas de plusieurs  compositions du lorientais Michel Tonnerre, dont l’emblématique « Quinze marins sur le bahut du  mort » (composé vers 1970 et popularisé par le groupe Djiboujep).

Les auteurs-compositeurs du XXIe siècle liés à des groupes de chants de marins ou faisant eux mêmes partie de l’un des groupes diffusant leurs œuvres contribuent à enrichir cet ensemble. Pour  n’en citer, qu’un, mentionnons Hervé Guillemer (« Oh La Pauline c’est une chaloupe », 1995,  chanson à la gloire de la chaloupe de Dahouët La Pauline, réplique lancée en 1991 d’un lougre de  pilotage).

Parmi ces chansons, certaines s’ancrent peu à peu : elles intégreront à leur tour le corpus patrimonial  du chant de marin quand le temps aura fait son œuvre.

La pratique musicale

Si dans quelques occasions, un chanteur peut mener une complainte en solo, la pratique est avant  tout collective : on chante en groupe, en chœur, on demande au public de participer en reprenant les  réponses, les ou les refrains. Les pratiquants peuvent aussi bien interpréter leurs chansons de  manière entièrement acoustique ou dans des lieux sonorisés. Ces différents points se retrouvent de  façon analogue parmi les acteurs faisant vivre les chants traditionnels en métropole. Par contre, la  danse chantée est bien moins présente parmi les chanteurs « maritimes ».

Certains aspects de la pratique du « chant de marin » sont toutefois plus développés que chez les  acteurs des musiques traditionnelles : pour les chanteurs de « chant de marin » comme pour ceux  qui les écoutent, les histoires racontées sont particulièrement importantes. Pierrick Lemou, membre,  entre autres, des groupes qui ont marqué l’histoire du mouvement Cabestan et Djiboudjep déclare  d’ailleurs « ce que je vois d’abord dans les chansons maritimes, c’est la vie des marins », et Jean-François Blais, créateur du balado Bordel de Mer, explique qu’il aimerait voir plus de chants de  femmes parce que « ça vaut le coup, leur histoire ! ». Chanteurs et public aiment que soient entonnés  les chants emblématiques mille fois entendus : ils servent de point de repère musical et leurs  scénarios vivifient l’imaginaire collectif.

Un autre aspect, formant presque une spécificité du « chant de marin », est à souligner : la plupart  du temps, les chants sont soutenus par des instruments (voir infra I.7 Éléments matériels liés à la  pratique), et quand la pratique se déroule dans un événement organisé (concert…)  l’accompagnement des chanteurs par des instrumentistes est quasi systématique.

Sur le plan musical, une partie du corpus de chansons est spécifique au « chant de marin » – elle  symbolise même à elle seule le genre pour le grand public : ces mélodies ont en commun une  structure particulière inexistante par ailleurs dans l’Hexagone mais très présente dans les chants de  travail des marins anglo-américains ainsi que dans certains chants de travail créoles issus de la  tradition orale africaine, en usage - entre autres - dans les Caraïbes.

Ces chansons alternent de courts solos et de courts chorus au rythme marqué : ils soutenaient  originellement des manœuvres, et les chorus aidaient à coordonner le mouvement de halage des  matelots. C’est le cas par exemple de l’emblématique « C’est en passant sur le pont de Morlaix / Aloué  la falaloué / La belle Hélène j’ai rencontré / Aloué la falaloué ».  

La succession soliste / chœur a suscité des styles de chants particuliers, et les pratiquants se sont  inspirés dès les années 1960 de la tradition polyphonique anglo-américaine, où les chorus sont  harmonisés de diverses manières, pour faire de même. Cette pratique harmonique, aujourd’hui  constitutive du genre musical « chant de marin » n’était pas présente dans la tradition orale des  marins français des côtes de la Manche et de l’Atlantique, et elle l’était très différemment sur celles  de la côte méditerranéenne française.   

Les pratiquants actuels interprètent essentiellement un répertoire francophone. La présence de  chansons en anglais n’est toutefois pas rare dans les sessions de « chant de marin », ou dans les  festivals sur le sujet organisés en France. Elles sont chantées par des interprètes francophones qui  puisent dans le répertoire de sea-songs and chanteys anglais ou américains, ou parfois par des  chanteurs invités de ces deux pays, ou des pays du Nord de l’Europe qui pratiquent ce même  répertoire.

Si des chansons dans les langues ou parlers en usage dans des régions littorales sont parfois  interprétées – en flamand, en breton, en basque, en catalan, en corse, en créole… – peu de groupes  ont choisis de se consacrer à faire vivre ces répertoires maritimes spécifiques non francophones. À  l’exception notable de Blootland, qui fait découvrir les chants en flamand des pêcheurs morutiers  dunkerquois, il n’y a pas de groupes faisant vivre ces répertoires maritimes spécifiques non  francophones de l’hexagone. Ceux ayant pour objectif de représenter un territoire de culture  maritime – et non une langue – intègrent des chansons selon l’importance des langues locales dans  les collectes : chants en chti avec La bricole, en breton avec L’Armée du Chalut, en Sétois avec  plusieurs chansonniers locaux, en corse avec A Brigata San Martinu… 

Patrimoine bâti

Il n’existe aucun bâtiment lié spécifiquement à la pratique du chant de marin datant de l’époque des voiliers ou au cours du XXe siècle. En 2021, le Musée des arts et traditions populaires de  Cancale, installé dans l’ancienne église  
Saint Méen et consacré en partie à l’histoire maritime du port, a ouvert une  salle accueillant un cabestan pédagogique  permettant que s’y déroulent des ateliers de chansons « à virer au cabestan » pour  adultes ou pour enfants, à l’initiative de Paul Terral, chanteur et directeur de  l’association Phare Ouest.

Objets, outils, matériaux supports

Les premiers objets concernés par ce genre musical  sont des instruments de musique. Dans le « chant  de marin », on privilégie ceux qui sont acoustiques,  quitte à les sonoriser au besoin. Les plus utilisés  sont l’accordéon (diatonique ou chromatique) et la  guitare, ainsi que le violon. Sont joués également  parfois des instruments présents dans des  formations de musiques traditionnelles :  mandoles, bouzouki, banjos ; instrumentistes, qui jouent de l’accordéon (17), de la guitare (26), du violon (6), du banjo (8) ; et  également : instruments à cordes : vielle à roue, ukulélé, mandoline, vièle à archet, basse, bouzouki,  mandoline ; instruments à vent : clarinette, bombarde, tin-whistle, flûte traversière, cornemuse  (veuze, écossaise, biniou), trompette ; percussions : bodhran, cajon, cuillères, tambourin ; et  également : piano, guimbarde, mélodica, harmonica, harmonium, piano. Un instrument donne une  originalité à la pratique musicale de certains groupes de « chant de marin » : le concertina. Inventé  en 1829 en Angleterre, il s’est rapidement implanté en Grande-Bretagne, en Irlande et dans certains  pays du Commonwealth, mais cette pratique instrumentale n’a pas essaimé en France. Présent dès  1981 dans le volume 1 de l’Anthologie des chansons de mer du Chasse-Marée, il a peu à peu séduit  des pratiquants de plusieurs groupes réputés (Cabestan dans les années 1980, puis Marée de  Paradis ; L’Armée du Chalut aujourd’hui…). Hormis son utilisation par les chanteurs de « chant de  marin », il n’est joué en France que par quelques pratiquants de la musique irlandaise.

On peut aussi évoquer les apparaux utilisés lors de manœuvres chantées ; divers types de cabestan  ou de guindeaux, cordages pour le halage… On en trouve sur certains voiliers traditionnels, où ils  servent d’outils pour les manœuvres du bord, suscitant à l’occasion de supports des pratiques  chantées. Les cabestans de ports ne sont qu’exceptionnellement utilisés – ceux qui subsistent sont  souvent en mauvais état – mais depuis 1989, Le Chasse-Marée puis des associations ont fait  construire des cabestans en bois dont l’utilisation principale est d’être des outils pédagogiques pour  transmettre l’art du chant à virer au cabestan (ex : le cabestan du Festival du chant de marin de  Paimpol, ou celui de Phare Ouest – qui l’utilise aux Bordées de Cancale). 

Les photos anciennes (plus rarement les films)  montrant la vie à bord, les orchestres de bord, les  manœuvres, la vie quotidienne du port, le travail,  les fêtes, enrichissent la connaissance de la  pratique et sont gardées par des collectionneurs  épris de chant de marin. D’autres photos et de nombreux documents audiovisuels reflètent  l’évolution de la pratique depuis les années 1950 :  ces documents sont particulièrement nombreux  depuis l’avènement des festivals de chant de marin  dans les années 1980 (première Fête du chant de  marin de Paimpol en 1989). 

Les pratiquants du « chant de marin » utilisent  pour se constituer leur répertoire tous les supports  de publications disponibles : livres, enregistreurs,  smartphones. Une partie de leurs chansons sont  ainsi captées à l’occasion d’interprétations  publiques, organisées ou spontanées. 

Dans le milieu professionnel :

poursuivant une pratique engagée dès 1945 dans les écoles de  pêche par Jean Suscinio, alors chef de chœur, dans les écoles de formation professionnelle pour les  inscrits maritimes actuelles, le chant fait toujours partie de la culture transmise aux élèves officiers  des quatre ENSM de Saint-Malo, Le Havre, Nantes et Marseille.

Hors de ce cadre :  

Hors de ce cadre, plusieurs approches coexistent, tant pour la transmission du répertoire, que pour  celle de la manière de chanter les « chants de marins » :

- le répertoire : 

il se transmet pour partie oralement, via une transmission intergénérationnelle  entre les pratiquants de ce mouvement musical apparu dans les années 1930, qui en est à sa  troisième, voire quatrième génération. Il se transmet aussi via des publications (recueils ou disques),  mais dans ce cas, elles ne servent que de supports provisoires, la pratique retournant ensuite à  l’oralité. De nouveaux outils audiovisuels d’apprentissage sont apparus depuis plus d’une décennie ;  les clips, vidéos de concerts, vidéos de collectage, qui peuvent servir de support à un apprentissage  autodidacte, et les vidéos en duo sur Tik Tok qui visent explicitement à faire participer des néophytes  à la réinterprétation de chants. Par ailleurs, des pages Facebook regroupent des amateurs  échangeant répertoire et questions (notamment Bordel de mer, le rézo internet des chants de marins)  Le répertoire se transmet enfin de façon plus traditionnelle – mais beaucoup plus rarement – en  famille ou via quelques passeurs de mémoires locaux.

- l’art du chant : 

plusieurs approches permettent de rendre compte de la transmission des  manières de chanter le « chant de marin » : 

La première privilégie le contact direct avec des passeurs de mémoire pouvant transmettre un style  de chant au-delà du seul répertoire : ces rencontres se font lors de stages, de veillées ou de rendez vous de collectage. Si les « passeurs » ne sont pas jeunes, ils sont de plusieurs générations. Ainsi par  exemple a été organisée en 2021 -2022 la transmission de l’art du chant du Sétois Jean-Louis Zardoni  (né en 1944), mais celui du Fécampois Pascal Servain (né en 1965) se diffuse également au fil de  veillées, de fêtes ou en stages. 

La seconde approche prend en compte une des spécificités du « chant de marin » : la pratique du chant de manœuvre, qui a suscité un savoir-faire combinant une manière de poser sa voix (pour chanter en plein air, par gros temps sans la perdre), la gestion de gestes permettant d’effectuer les manœuvres efficacement, et la gestion de rythmes induits par les mouvements des apparaux mais prenant en compte aussi le roulis et le tangage du navire.  

Un « chanteur de bord » (chanteyman) maîtrisant son art était apprécié et respecté dans un équipage. Depuis 1980, deux personnages marquants ont contribué par leur expérience, leur art et leur enthousiasme à transmettre, à  faire perdurer cette pratique en France : Stan Hugill (né en 1906, dernier chanteyman à bord d’un voilier de travail anglais) et John Wright (né en 1939, anglais ayant vécu en  France depuis les années 1960). 

Mais d’autres ont pris la  relève, tel Patrick Denain, et aujourd’hui plusieurs jeunes  chanteurs.  

La troisième approche réinsère la pratique du « chant de marin » dans l’ensemble des traditions  populaires chantées françaises ou de langues régionales : les mêmes questions d’interprétation se  posent, et les styles de chants régionaux, quand il y en a, sont à prendre en compte dans les ports des  régions concernées. 
Une quatrième approche s’appuie sur les styles de chants en usage dans les chœurs et les chorales  interprétant des musiques classiques, ou, pour d’autres, de variétés françaises, hors des pratiques  liées à la transmission de la tradition orale. 

Une dernière approche, fréquente, consiste à suivre des chanteurs-phares servant d’exemple, et à en  absorber la manière de chanter à force de les entendre : ainsi la pose de voix et la diction particulière  de Michael Yaouank, meneur du groupe Djiboudjep dans les décennies 1970 - 2000, ont fortement  marqué les chanteurs de nombreux groupes de « chant de marin » actuels. 

- l’ambiance :

un des attraits communément admis du « chant de marin » est l’ambiance que les  pratiquants créent en les chantant. Une ambiance festive, décontractée, mais où le chant prime,  dans la lignée de celle des fêtes populaires traditionnelles où une foule chante la rengaine de  circonstance.

Cette conjonction entre le chant et l’ambiance participative et festive qui y est liée ne s’apprend pas :  elle s’absorbe en vivant des évènements. Les fêtes maritimes et les festivals de chant de marin jouent  un rôle majeur dans cette transmission, mais les escales festives des équipages de plaisanciers, ainsi  que les diverses sessions chantées dans les bistrots y contribuent aussi fortement.  
 

Aujourd’hui, dans le « chant de marin », divers acteurs sont impliqués dans la transmission, dans  des registres différents.  

Des associations dont c’est la vocation principale : Quelques associations ont fait de la valorisation  et de la transmission des chansons maritimes et de la culture qui y est liée l’une de leurs principales  activités : c’est le cas d’Arexcpo (en Vendée) et de l’Office pour le Patrimoine Culturel Immatériel  (OPCI) (surtout sur la côte du Ponant), dont les actions vont dans ce domaine de la collecte à sa  valorisation : bases de données, publications documentaires, participation à des évènements via des  groupes internes à l’association – Touline ; L’Armée du Chalut - organisation et animations de stages  dédiés à ce genre musical, création ou accompagnement de fêtes maritimes donnant une large place  au « chant de marin ».  

C’est le cas aussi de Phare Ouest (Haute Bretagne, Cancale), qui anime des veillées  et des ateliers réguliers de « chant de marin » durant l’année, participe à des  évènements via le groupe Les Pirates, et organise le festival de chant de marin Les Bordées de Cancale. D’autres associations transmettent le « chant de marin » via les initiatives du groupe qui en est issu, comme Fortune de Mer (Haute-Bretagne, Saint-Brieuc), dont le groupe éponyme organise des veillées, et anime en chansons les navigations du lougre du Légué Le Grand Léjon.

Des festivals : quelques festivals maritimes choisissent de participer activement à la transmission du  « chant de marin » au-delà de la seule programmation de groupes, en accueillant des stages (ainsi  lors de La côte d’Opale fête la mer à Boulogne-sur-Mer en 2017 (stage de trois jours organisé par  l’OPCI), en travaillant avec le conservatoire de musique de la ville afin que les enfants participent à  la fête en y chantant un répertoire maritime local (La Semaine du Golfe, Vannes, 2017 ; Escale à Sète,  2016, 2018, 2022), ou en accueillant le Trophée capitaine Hayet, concours national de chant de  marin organisé par l’OPCI (cf. ci-dessous) ; 
Des associations faisant vivre les musiques traditionnelles ou/et les traditions orales locales : parmi  les veillées, ateliers ou stages qu’elles organisent, le « chant de marin » a sa place, ainsi l’AFAP à  Fougères, ou l’Arexcpo à Saint-Jean-de-Monts ; 
Quelques conservatoires ou écoles de musique : conservatoire Arthur Honegger au Havre,  conservatoire de musique de Vannes, conservatoire Marin Marais des Sables-d’Olonne,  conservatoire Manitas de Plata de Sète, école de musique de Douarnenez. Tous ont mené des actions avec leurs élèves ces six dernières années, et pour certains les poursuivent, autour du répertoire  maritime local dans le cadre des programmes « Ports en chansons » suscités par l’OPCI. Ces actions  impliquent parfois des écoles.  

Ce sont les évolutions sociales, économiques, techniques et culturelles des communautés vivant des  produits de la mer et des fleuves et lacs et des échanges par voies maritimes et fluviales qui ont  conditionné, parfois suscité, leurs pratiques orales chantées populaires.

L’évolution technologique de la propulsion des navires, de la voile à la propulsion mécanique, et celle  de l’industrialisation des ports a fortement influé sur les occasions de chanter, suscitant même des  chants spécifiques pour soutenir certains travaux, tant au port qu’à bord.

Le temps de la voile de travail

Les sources anciennes : les sources d’informations antérieures au premier quart du XIXe siècle  sur les pratiques chantées des populations littorales et fluviales sont trop rares pour en déduire une  quelconque particularité. Comme partout en France, le chant fait partie de la vie quotidienne, tant  dans les loisirs que lors des travaux des artisans, ouvriers ou paysans. Une spécificité qui va perdurer,  et même devenir bien plus tard un symbole du « chant de marin » est toutefois déjà présente chez  les marins : l’usage du chant pour « enlever une manœuvre ». Dès 1722, on trouve dans le  Dictionnaire de marine d’Aubin plusieurs allusions à des formules chantées pour le travail, et en  1773 chanter figure au même titre que d’autres mots techniques du Dictionnaire des termes de  marine de Bourdé : « Chanter : c’est crier distinctement, pleine gorge, hissa-oh (…) afin qu’au  dernier mot exprimé avec plus de force que les autres, tous les gens rangés sur les manœuvres halent  ensemble de toutes leurs forces. On chante de diverses manières, selon les circonstances ou l’espèce  du travail » (p. 140).

Le XIXe siècle : l’expansion du commerce international et de la pêche en haute mer sur de grands  voiliers et l’apparition de répertoires spécifiques aux marins.

Après la chute de Napoléon en 1815, le commerce international se redéveloppe rapidement, et en  parallèle les techniques de construction navale se modernisent. Pour ce qui concerne la France,  durant un siècle, les grands voiliers de commerce français vont traverser l’Atlantique vers les  Caraïbes et l’Océanie, aller en « Cochinchine » ou passer le Cap-Horn pour charger du guano ou du  salpêtre sur les côtes chiliennes. Les marins des voiliers long-courriers de commerce vont former  une communauté ayant son savoir-faire et sa culture orale, dont les chants, et notamment les chants  de manœuvre, font partie. Les marins long-courriers partent de Dunkerque, Le Havre, Nantes,  Bordeaux, Marseille…

Sur ces navires de plus en plus grands, où les équipages sont réduits pour raison économique, l’usage  du chant pour soutenir une manœuvre améliore leur compétitivité : chants à virer au cabestan, à  hisser (de diverses manières…). 
Parallèlement, la grande pêche, déjà présente avant la période révolutionnaire, reprend et se  développe : pêche à la baleine (qui disparaît en France vers 1870), à la morue à Islande ou à Terre Neuve. Les campagnes de pêche durent des mois, voire des années pour les baleiniers. La rude vie à  bord crée une communauté technique et culturelle, et de plus les équipages des voiliers morutiers,  contrairement aux long-courriers, sont recrutés dans un même port ou dans les communes  environnantes. Ainsi se créent des corpus spécifiques à un/des équipages, formés des répertoires  locaux de chacun, et de chants spécifiques à la communauté des gens du même métier, tant pour aider à la manœuvre (hissage « main sur main », virage au guindeau…) que pour soutenir le moral  dans les fastidieuses opérations de préparation du poisson afin de le conserver salé en cale. Les  principaux ports d’embarquement sont Le Havre et Nantes pour les baleiniers, Dunkerque, Fécamp,  Granville, Cancale et Saint-Malo pour les morutiers.

À bord des baleiniers – une pêche qui connaît son âge d’or en France entre 1820 et 1860 - se côtoient  des Américains et des Français, et quelques chansons mélangent les deux langues. C’est le cas d’un  chant de guindeau faisant allusion au « père Winslow » (allusion à un armateur des années 1820  venu des États-Unis s’installer au Havre ou bien à son cousin, capitaine du baleinier Le Nantais en  1817), adopté ensuite par les long-courriers pour hisser ou virer au cabestan, qui est le chant de  travail de bord le plus souvent recueilli au XXe siècle en France (cf. « As-tu connu le père Winslow ?  Le plus représentatif des chants de bord ». M. Colleu, revue Musique Bretonne n° 112, p. 3 – 10, 1991,  éd. Dastum).  

Les chants de marin, une spécificité du milieu maritime au temps de la voile

C’est dans les années 1820 - 1860 que sont nés la plupart des chants de travail du bord qui nous sont parvenus, et que les marins anglophones appellent chanteys. La voile triomphe à cette époque où les relations maritimes entre  l’Europe et le Nouveau Monde sont à leur apogée et où la pêche à la baleine bat son plein. Sur des navires de plus en plus grands, où les équipages sont réduits pour raison économique, les chants de travail se révèlent peu à peu  indispensables pour les hommes à qui l’on demande un travail harassant : ils permettent la coordination des mouvements et aident les matelots à une lourde vergue dans la tempête.  Les témoignages sur les clippers français  des années 1850 montrent que le chant  était utilisé quasiment pour chaque manœuvre. Le capitaine fécampois Eugène Védieu précise que  vers 1900 les capitaines « veillaient à embaucher un bon chanteur dans l’équipage, gage de bonne  manœuvre. » (enquête M. Colleu, 1974)

Si les marins anglophones combinent dans leur répertoire des influences musicales anglaise,  irlandaise américaine, antillaise, en s’inspirant notamment des chants des Noirs des ports cotonniers  du sud des États-Unis, les Français se nourrissent plutôt du vaste répertoire de chants à répondre  utilisé initialement pour la danse. Il existe toutefois un milieu portuaire français où les chanteys anglophones se mêlent aux chants de travail en français pour aboutir à des versions spécifiques aux  mélodies et aux rythmes surprenants : celui des haleurs et autres ouvriers des ports. En témoignent  les chants de halage « Aloué la falaloué » à Dieppe, « Ola ola o oléo o lélélé » à Vannes, et les  différentes versions dérivées du chanty anglais Cheerly men, francisées en « Chalimé » à Fécamp  (enregistré en 1999) ou « Kaliman » à Nantes et Paimboeuf (noté en 1853 et 1860). Autre preuve de  l’influence de ce chantey anglais chez les matelots français : Le capitaine Hayet note dans  l’introduction de son recueil Chansons de bord (1927, p. 18) que « quand le chanteur, avant  d’entonner le premier couplet d’une chanson à hisser, pousse un long cri déchirant, il le termine par  un Oh ! Célimène ! lancé à pleins poumons ». 

En parallèle à ces chants influencés par les traditions musicales des marins anglo-américains, il  existe un corpus, beaucoup plus vaste, de chants parfaitement adaptés aux manœuvres du guindeau  et surtout du cabestan qui n’a pas d’équivalent dans les pays anglophones : ces chansons s’inscrivent  dans la riche tradition française des chants à répondre, soutenant la marche ou la danse. Diverses  structures existent, la plus courante étant l’alternance d’une phrase lancée par le soliste et répétée à  l’identique par le chœur (tel le chant à virer au cabestan « C’était une frégate / Nommée la Danaée  »). Parfois cette alternance est ponctuée d’un chorus, voire d’un refrain pris en chœur ou lui-même répété (tel le chant à virer au guindeau « À Dunkerque vient d’arriver / Brassons bien partout carré  / Un beau navire chargé de blé / Au bras d’tribord d’arrière / Brassons bien partout carré / Nous  sommes plein vent arrière »). 

La marine de guerre, creuset d’un répertoire spécifique

L’inscription maritime, instituée par Colbert en 1670, oblige les marins, par « classes », à effectuer des périodes de navigation sur les  vaisseaux de « la Royale » ; puis de, 1795 à 1966, les inscrits maritimes (marins et mariniers) doivent effectuer leur service militaire dans la Marine. Cette spécificité administrative française amène les  marins de tous les ports français à se côtoyer à bord des vaisseaux de guerre durant les XVIIIe, XIXe et XXe siècles. Ils partagent durant ce temps leurs cultures populaires, apprennent de nouveaux  chants, en créent à bord. C’est souvent durant leur service que les marins rédigent leur « cahier de  chansons » (pour la plupart entre 1880 et 1960). Ce vaste corpus comprend des chants décrivant la  vie à bord des vaisseaux de guerre – ainsi les versions de la chanson « La journée du matelot »,  publiée dès 1844, reflètent les évolutions des conditions de vie durant plus d’un siècle, mais aussi des  relations de combats navals - de la guerre de 7 ans (1756-1763) à la guerre de course (« Le 31 du mois  d’août », qui pourrait évoquer la prise d’un vaisseau anglais par Surcouf en 1800), ou au  bombardement de Mers-El-Kébir (1940). Ce répertoire a continué à s’enrichir au cours du XXe siècle, ou des marins anonymes ont utilisé des timbres pour y poser des paroles brocardant les  conditions de vie (« C’est de la faite aux fayots si on est mal sur les bateaux », dont la première occurrence est attestée en 1917) ou s’amusant de leurs mésaventures («Duperré navire amiral du  gouvernement français / Pas besoin d’avoir des étoiles / Pour s’échouer sur les galets », chant  enregistré en 2013 sur l’île de Sein, à propos d’un échouage survenu sur l’île en 1978). En ce XXIe siècle, avec la mondialisation des armements, seuls les bâtiments de guerre possèdent un équipage  entièrement français, dont les marins peuvent avoir une culture populaire commune. 

Le temps de l’industrialisation des ports et le développement des conserveries et des  boucanes 

À partir du milieu du XIXe siècle et jusqu’en 1914, l’industrie de la conserve connaît une expansion fulgurante le long de la côte atlantique française entraînant un important développement de la pêche à la sardine et au thon. Les usines se multiplient de Douarnenez à Saint-Jean-de-Luz, et des îles comme Groix ou Yeu deviennent des hauts lieux de la pêche au thon. Dans ces usines, les femmes travaillent à la chaîne et lors de la mise en boîte (entre autres), elles chantent : une pratique appréciée des contremaîtresses, car en chantant …on travaille plus vite ! La pêche à la sardine étant saisonnière, il n’est pas rare de voir des ouvrières  
suivre le poisson et aller travailler dans des ports très éloignés (Douarnenistes à Saint-Jean-de-Luz, Vannetaises et Bigoudènes à Fromentine en Vendée, etc.), entraînant parfois des échanges de  
répertoire. 

Sur les côtes de la Manche, c’est le hareng qui est roi. On le conserve en le fumant dans des boucanes – selon une technique très ancienne – et là aussi les ouvrières chantent lors de la  préparation du poisson. C’est le cas à Boulogne,  à Fécamp… Si on y chante « tout et son  contraire » - du cantique au chant graveleux, des  chants spécifiques à ces communautés de femmes existent : ainsi au Guilvinec ou à Douarnenez, on chante, en breton, pour brocarder les  femmes des autres usines, les merc’hed ar friturioù (« filles de fritures ») – cf. le chapitre sur ce sujet  du recueil Douarnenez en chansons, p. 130-149, 2022 (cf. bibliographie). 

Les chants de la pêche hauturière

À bord des navires de pêche aux équipages nombreux et menant des campagnes de plusieurs  semaines, voire plusieurs mois s’élaborent des répertoires spécifiques, fruits des goûts du ou des  chanteurs appréciés des équipages, des conditions de travail (manœuvres, travail à la chaîne du  poisson sur le pont…) et des conditions économico-culturelles ayant défini le recrutement des  équipages. Pour la période 1880 – 1980, où l’on dispose de nombreux témoignages : campagnes de  pêche à la morue à Islande de Dunkerque, Graveline ou Paimpol ; campagnes morutières sur les  bancs de Terre-Neuve de Fécamp, Granville ou Saint-Malo ; campagnes de pêche au thon ou à la  langouste de divers ports de la côte atlantique ; sans oublier la courte période, plus ancienne, de la  pêche baleinière (1820- 1870).

Au temps des voiliers de pêche comme au temps des chalutiers classiques qui les ont remplacés des  marins chantent, en les adaptant parfois pour y parler de bateaux, le répertoire traditionnel appris  localement, mais ils composent aussi des chansons pour se plaindre de la vie des matelots («Une  planche pour mon lit / Je n’y dors ni jour ni nuit / Une cruche d’eau pour boire / Du pain sec à mon  dessert / Que le Diable emporte toute la marine / Je préfère être en enfer » chante Henri Bénéteau,  de Saint-Gilles-Croix-de-Vie, enregistré en 1986 par Jean-Michel Luquet, à propos de la vie sur les  voiliers). D’autres sont destinées à divertir leurs camarades de bord, aussi leurs textes, sur des  timbres, brocardent la vie de l’équipage. À bord des chalutiers de grande pêche, on trouve même des  marins connus comme compositeurs du bord, tels Eugène Recher à Fécamp dans les années 1920  (« Je veux revoir ma gogoterie » (endroit puant ou macèrent les foies de morue), sur l’air de « Je  veux revoir ma Normandie »), ou son frère Jean dans les années 1950 et 1960 (« Je plonge mon  chalut dans l’océan », sur l’air de « Salade de fruits »), tous deux capitaines renommés.  

À partir de 1980, les pêcheurs hauturiers font des campagnes plus courtes (les rotations d’équipages  se font en avion), et la mondialisation amène à bord plusieurs nationalités : il n’y a plus d’unité  culturelle dans l’équipage, et les compositions de bord se font rares, voire exceptionnelles. 

Les chants de la « Mar Mar » (Marine Marchande) 

L’avènement de la propulsion à la vapeur, puis diesel, change la conception des navires, la durée  des embarquements, les conditions de vie à bord,  la durée des escales et les relations avec les gens du  port. La radio, les disques influencent la culture musicale des équipages. Mais ceux-ci forment toujours pour des mois une communauté à bord, et les heures de repos sont prétextes à jeux et musique. « De 1951 à 1992, je n’ai jamais connu, de ma vie de marin, un seul équipage qui ne possédait pas un ou deux de ces artistes musiciens chanteurs ou paroliers », raconte Georges Tanneau, qui navigua sur des cargos havrais (Le Havre en chansons, p. 123, 2017, cf. bibliographie). Les créations de chants cessent avec la mondialisation  vers 1980, car les équipages sont dès lors formés de  multiples nationalités, et n’ont plus de culture  commune.  

Un répertoire dont les multiples facettes n’ont pas toutes intéressé les collecteurs

Cette courte présentation des milieux maritimes (sans oublier le monde fluvial, non évoqué ici), et des répertoires qui y sont liés montre la diversité de ces corpus de chansons : rares sont  les collecteurs qui en ont saisi l’ampleur. Au XIXe siècle, peu d’entre eux, issus de la bourgeoisie, ont osé s’aventurer dans les bistrots de marins des quartiers du port (ou côtoyer les ouvrières des conserveries), à l’exception de Edmond de Coussemaker, qui consacre en 1856 un chapitre de ses Chants populaires des Flamands de France au riche répertoire en flamand des pêcheurs morutiers dunkerquois. 
Il faut attendre 1927 pour que soit publié le premier recueil exclusivement consacré au répertoire des marins : Chansons de bord, qui présente 14 chants recueillis par le capitaine Armand Hayet auprès de marins long-courriers pendant sa navigation.  

C’est peu, mais l’œuvre est fondamentale : tous les chants qui y figurent sont devenus des classiques du « chant de marin » : « Jean-François de Nantes » ou « Les marins de Groix » sont désormais inscrits au patrimoine national

L’expression  « chant de marin » pour désigner un répertoire formant à lui  seul un genre musical nait d’ailleurs dans la dynamique issue de la publication de ce recueil.

À partir des années 1970, grâce à un vaste mouvement  de collecte analogue à celui entrepris également à  l’époque dans le monde rural, tous  les pans du répertoire  des travailleurs de la mer et des mariniers sont peu à peu  pris en compte.

De 1981 à 2004, l’équipe de la maison  d’édition douarneniste Le Chasse-Marée amplifie et  coordonne les initiatives de collecte et réalise ou  participe à de nombreuses publications documentaires  permettant qu’un vaste corpus de chansons maritimes  soit rendu public (notamment grâce à l’Anthologie des  chansons de mer, en 25 volumes). À partir de 2010, le  relais est pris par l’OPCI, notamment via la collection  Patrimoine des gens de mer, qui met en valeur les répertoires de certains ports français (6 vol.).  

Parallèlement, l’essor des 33 tours, puis des CD, et à  partir du XXIe siècle des réseaux sociaux, permet la  diffusion de nombreuses chansons par des groupes de  « chant de marin » ; elles sont composées par un de  leurs membres, ou reprises de chants traditionnels  publiés précédemment. 

 

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