Chaque année le feu court sur les montagnes de Larrau. C’est la solution des éleveurs pour cultiver l’herbe.
À la fin de l’hiver, une fois passé les gelées qui assèchent les plantes et le recul de la neige vers les sommets, les landes sont soumises au feu dirigé par les éleveurs.
À la fin de l’hiver, une fois passé les gelées qui assèchent les plantes et le recul de la neige vers les sommets, les landes sont soumises au feu dirigé par les éleveurs. Il éloigne les ligneux et favorise d’autant les graminées et à moindre titre les légumineuses qui leurs confèrent toutes deux une valeur fourragère certaine.
L’éleveur atandes1 choisit la parcelle à brûler en fonction des critères énoncés plus bas, il propage le feu à l’aide d’un chalumeau2. La conduite du feu se fait rarement seul mais "Il ne faut pas être nombreux à pousser le feu, si on est trop il y a des risques … on ne se voit pas et le feu peut encercler quelqu’un… nous on est souvent deux, ça suffit3". Les conditions de mise à feu et la façon de conduire le feu n’ont pas changées ces dernières années.
Pour ne pas altérer la biocénose des sols (relations entre les végétaux et petits animaux du sol ainsi que les rhizobium et mycorhizes fixateurs d’azote au niveau des racines), le feu demande des passages réguliers, tous les deux ans, pour s’appliquer sur la séquence écologique la plus basse. À ce stade de deux ans4, soit un cycle et demi de croissance pour les plantes puisque le brûlage intervient à la fin de l’hiver de la deuxième année lorsque les refus et ligneux sont secs, la biomasse à brûler est faible. Ainsi les feux restent de faible intensité et courent rapidement sur la zone à brûler pour un moindre impact écologique.
Cette méthode ancestrale, dans les conditions les plus favorables énoncées ci-dessus, s’avère relativement neutre sur les sols une fois que leur texture est stabilisée ce qui leur permet de résister aux ruissellement et lessivage de surface. Pour cela, le tissu herbacé doit être dense et homogène car c’est par le maillage des racines de surface que le sol sera maintenu. Les plantes brûlées restitueront les minéraux au sol ce qui représente un avantage indéniable. Enfin, le dernier atout et non le moindre de cette pratique est qu’elle entretient la biodiversité en ouvrant ou ré ouvrant les milieux ce qui permet de maintenir la dynamique des successions écologiques et les cortèges floristiques qui les accompagnent.
Pour l’éleveur atandes la culture de l’herbe et par voie de conséquence l’entretien de la montagne sont indissociables de la pratique de "l’écobuage5". Pourtant, ce terme est inapproprié et nous le remplaçons volontiers par la notion de "feu pastoral". Mais cette "francisation" ne doit pas nous faire perdre de vue qu’il existe des appellations vernaculaires d’usage courant utilisées par les habitants.
D’un côté, les praticiens actuels du feu, natifs du village et alentours immédiats utilisent habituellement le terme neutre suaka qui se compose à partir de sua ou "feu" pour signifier après adjonction de la terminaison ka au substantif : "mettre le feu". Les atandes des quartiers utilisent couramment une composition en erakinka, à partir du verbe ere6, dont le sens précis rapporté par le linguiste Pierre Lhande7 se construit à partir de erakin qui veut dire "l’espace incendié dans les landes" pour donner enfin : "incendier les landes, brûler les landes". D’autres déclinaisons de ere en composition pour dire aussi : "rôtir la viande, allumer du feu, cuire au feu, cuire le pain au four" inscrivent ce verbe dans le langage domestique courant.
La redondance de ce mot apparaît dans les entretiens où il est utilisé par plusieurs retraités ou préretraités habitants des quartiers. Il pose question dans la mesure où il est difficile de discerner s’il s’agit d’une évolution de vocabulaire dans laquelle suaka, terme au moins aussi neutre que écobuage actuellement, remplacerait au village et chez les jeunes le erekinka de vieille tradition et ce dans un souci de normalisation, ou bien si le feu des éleveurs atandes qui vient lécher les enclos et s’intègre par le nom dans le vocabulaire domestique, comme pour signifier le prolongement du foyer vers l’extérieur dans les landes, serait en cours de disparition.
Compte tenu de sa spécificité, en particulier parce qu’il circule aujourd’hui comme hier au milieu des granges et autres bâtiments d’exploitation ou aménagement, la pratique de erekinka demande des compétences.
- Connaître la météo locale et prévoir les changements à court terme pour éviter les sautes de vent qui attisent et déplacent le feu.
- Savoir estimer le degré d’assèchement des végétaux.
- Tenir compte des barrières naturelles qui contraindront le feu : présence de suffisamment d’humidité en forêt et de plaque de neige en lisière de haie et boisement.
- Prévoir lorsque nécessaire des contre-feux.
- Choisir le type de feu, montant ou descendant en fonction des milieux.
Enfin pour l’atandes qui pratique aussi le feu entre les maisons, réunir des voisins qui protégeront les haies de la maison et / ou de la borde8. Cette maîtrise du feu s’applique à l’ensemble du territoire comme le montre les cartographies ci-dessus.
1 Pour la définition du terme voir la fiche d'inventaire "Atandes de Larrau : Des fermes d'élevage aux portes des estives"
2 Actuellement pour transporter le feu d’un bout à l’autre de la parcelle et allumer le feu tout le long, les éleveurs utilisent de petits chalumeaux manuels au gaz.
3 Entretien Homme Éleveur à Larrau. 60 ans Juin 2011.
4 La fréquence des feux pastoraux tous les deux ans revient dans tous les entretiens que nous avons menés. Elle semble être idéale et si certain conviennent qu’ils laissent passer une année de plus tous sont d’accord pour dire que les retards accroissent les risques de laisser le feu s’échapper et provoquer des incendies.
5 L’écobuage est l’action de rassembler et brûler les végétaux puis d’épandre les cendres pour fertiliser le sol.
6 Era (kinka) est une variante de ere qui signifie brûler, consumer par le feu.
7 Cf. Bibliographie.
8 Grange étable ou grange bergerie.
Un chalumeau, des pelles.
Culture de l’herbe pour l’affouragement du bétail au printemps et à l’automne.
Maintien des grandes unités paysagères que sont les landes eu-atlantiques et les estives.
Conservation d’une forme de biodiversité et d’un patrimoine culturel.
Landes et landines communales et collectives de la zone intermédiaire entre 400 et 800m d’altitude ainsi que celles des estives de Larrau au-delà des 800m.
La transmission s’opère à deux niveaux distincts :
- celui de la famille où les hommes de la maison enseignent aux plus jeunes par la pratique et l’observation
- en établissement d’apprentissage agricole par les enseignements théoriques et pratiques.
À la marge de la haute montagne de Soule, dans la partie occidentale d’Iraty, les travaux menés par D Galop sur les pollens piégés dans les tourbières9 traduisent la présence de la plante du feu appelé Mélampyre (Mélampyrum sp.). Il constitue un indice suggérant l’existence au néolithique moyen10 de forêts claires mais surtout de faciès incendiés pouvant être liés à une agriculture sur brûlis, en tout cas à des déboisements par le feu. [GALOP D., 2000. Les apports de la palynologie à l’histoire rurale, Études rurales, n° 7 :1-9].
La fougère aigle (ptéridium) connaît elle aussi un fort développement lors de ces déboisements. Cette plante emblématique de la lande atlantique, constitue la formation végétale la plus commune de la partie basse de la montagne sous les pelouses des estives. Les prélèvements réalisés dans les tourbières révèlent la multiplication des spores de fougère aigle à partir des premiers siècles de l’ère chrétienne. Ils témoignent de sa prolifération et de son extension spatiale.
Elles "signalent vraisemblablement un pastoralisme sous forêt". [GALOP D., 2000. Les apports de la palynologie à l’histoire rurale, Études rurales, n° 7 :1-9] Plus haut, l’usage du feu pour les déboisements qui étendent les zones d’estivage en altitude contribuent progressivement à un abaissement significatif de la limite supérieure des forêts montagnardes.
À notre connaissance, il faudra attendre la rédaction de la coutume en 152011 pour trouver les premiers écrits sur la réglementation de l’usage du feu. Elle y consacre deux articles, l’un qui condamne son usage dans les "landes ou les forêts des vacants communs"12 et l’autre, plus avenant, décrit le labaki qui consiste à écobuer quelques arpents de lande dans les terres collectives afin de les mettre en culture temporaire pour une durée de 4 ans13. À la suite de quoi, les terres seront délaissées et ré ouvertes au passage des bêtes. Les personnes précaires14 bénéficient de ce système et referont labaki plus loin jusqu’à qu’elles se fixent. Peut-être est-ce là, si ce n’est l’origine, nous manquons de recul pour l’affirmer, une ancienne pratique pour l’installation de quelques atandes de Larrau ?
L’usage du feu a traversé les âges avec sûrement de nombreuses transformations et adaptations quant à sa pratique en fonction des gouvernances et de l’application des codes forestiers. À l’époque moderne, plus exactement a la fin du XIXe siècle des documents d’archives15 font déjà état des demandes d’autorisation "d’écobuage" en préfecture pour un cayolar16 de Larrau.
Les larraintar évoquent des pratiques en vigueur encore récemment avant l’avènement des nouvelles législations qui organisent et cadrent la pratique à des fins sécuritaires. Ceci se traduit par des contraintes telles que : prévenir la préfecture, les pompiers, désigner un responsable, lever une équipe conséquente. Ces contraintes sont mal vécues par les éleveurs. Ils préfèrent leurs façons de faire éprouvées dans le temps, ils les jugent moins dangereuses pour eux même et l’écosystème parce qu’elles s’appuient sur une connaissance sans pareille du milieu local et quelles demandent une forte réactivité au climat que seuls les atandes peuvent fournir. La liberté de mouvement s’oppose à la lourdeur administrative.
Pour Monsieur Bh "autrefois, (l’écobuage) ce n’était pas organisé, chacun faisait un peu mais il fallait surveiller pour les clôtures…on faisait l’écobuage tout seul sauf pour protéger les clôtures, on s’entendait entre voisin…" et de rajouter, "maintenant c’est organisé". Il fait ici allusion aux "écobuages" contrôlés et organisés par la Commission Syndicale et les cayolaristes en zone d’estive, c'est-à-dire à sa porte. Son premier voisin, Monsieur Ap, précise "dans le quartier, on avait des clôtures communes directement entre voisins ou avec les parcours, c’était tout en haies vives tressées… c’est fragile au feu… mon père et le père de Bh avec l’oncle de Cp et moi aussi après, faisaient le feu ensemble, c'est-à-dire que l’hiver quant on tressait les haies, on se disait à quel moment … quand le feu rentre dans la haie, on l’étouffait à coup de pelle, il fallait être plusieurs c’était plus sûr".
Dans ce cas, le feu nécessite une entente, une coordination mais il n’y a pas de date "en janvier, février, mars, je sais pas, il fallait quatre ou cinq jours de beau temps pour mettre le feu…quant ça gèle c’est plus facile". La maîtrise du feu passe par la connaissance des conditions météorologiques "on choisissait des jours sans vent, des journées calmes, ça se sentait…" et Monsieur Bh de rajouter "il n’y avait pas d’accident, c’est arrivé oui que le feu aille dans la forêt mais c’était très rare, une fois ou deux peut être, en principe la forêt est à l’ombre et elle est humide, le feu tient pas et puis on fait le feu de haut en bas, c'est-à-dire quant il y a des arbres qui débordent la crête ou autre, on met le feu près des arbres et il descend, il court doucement et il y a pas d’incendie…"
Cette pratique du feu n’est pas seulement appliquée à son parcours. Monsieur Bh et les autres atandes le confirmeront lors des entretiens suivants, "font erekinka" dans la montagne pour les cayolaristes : "autrefois, les cayolaristes ils montaient pas. Avec une mule, venir de Barcus par exemple, c’est loin vous comprenez …c’étaient nous autres qui faisions le feu, enfin, ils nous demandaient. Quelques fois ils payaient la journée".
Outre ces pratiques dont certaines sont aujourd’hui abandonnées, les techniques du feu ont évoluées. Monsieur Ap se rappelle "avant le chalumeau, on mettait le feu avec le briquet et avant le briquet moderne on allumait le premier feu avec ce qu’on avait, allumette ou briquet de berger (briquet amadou17) et puis on le déplaçait avec une "torche" de genêt ( cytisus scoparius, vern : jats-beltz ) ou le plus souvent de thuie (ulex europaeus, vern : othe, othaka) ramassée sur place. Pour étouffer le feu dans la montagne on avait les branches de houx (ilex aquifolium, vern : gorostia) ….".
9 La sphaigne est la plante constitutive de la tourbière. C’est une mousse aux racines imputrescibles dans les conditions d’humidité, de fraîcheur et d’acidité de la tourbière. Celle-ci se développe par accumulation des anciennes racines alors que la partie aérienne et verte de la plante pousse vers le haut. Les pollens et autres productions organiques sont d’abord piégés puis en quelque sorte confis par l’acidité ce qui permet leur conservation en dépôts successifs au milieux des sédiments. Ils sont de ce fait datables. Les âges glacières successifs ont été profitables à la création des tourbières.
10 Soit à partir de 6500-5500 BP. (Avant aujourd’hui)
11 Nous nous servons de l’Édition de 1760 Traduite et commenté par M Grosclaude.
12 Titre quinzième : des dommages et dégâts aux biens ruraux. Art XVI. Dans "La coutume de la Soule". Grosclaude M., 1993.Ed Izpegi. 164 pages.
13 Titre treizième : Des "vacants" communs et des droits de pacage du bétail. Art III. idem
14 Au sens historique de celui qui ne possède pas de terre.
15 ADPA. Côte : U00A9.
16 Le cayolar est la cabane de berger mais il comprend aussi le parc pour les bêtes et une aire (parcours d’estive) délimitée
17 La molette en fer frotte sur la pierre et l’étincelle produite rend incandescente une mèche tressée contenant de l’amadou (champignon xylophage. Ardai en basque souletin). Le bout incandescent enflamme à son tour des végétaux secs non sans avoir, au préalable, souffler abondamment dessus.
Le "feu pastoral" est une pratique quasi universelle qui touche tous les pays d’élevage extensif. Il est de ce fait l’expression des éleveurs et des bergers du monde, leur empreinte durable dans les paysages "Pas de savane, pas de milieu méditerranéen (ou le feu depuis 10 000 ans au moins est l’allié des sociétés), pas de forêts secondaires résineuses, pas de Grandes Prairies." [LIEUTAGHI P , MUSSET D et Alii, 2011. Les plantes et le feu. Séminaire de Salagon 2010, éditions C'est-à-dire, 184p.]. Aujourd’hui le feu pastoral devance les troupeaux, "il court la montagne" et le piémont pyrénéen18 depuis les Pyrénées centrales jusqu’aux plus occidentales. Les anciens donnaient le feu à toute période de l’année "à condition que le temps et le milieu s’y prêtent", l’éleveur n’a jamais eu intérêt à voir "s’échapper le feu19", la montagne est "la sienne" et qui aimerait voir se consumer sa maison ! Actuellement dans une volonté sécuritaire20 à l’échelle du massif, la pratique est très encadrée et certains y ont renoncée, au risque à terme de voir disparaître les particularismes locaux – erekinka - d’une société pastorale pyrénéenne.
18 Pour Diodore de Sicile, historien du premier siècle avant J.-C., relevant la racine pýr le feu en grec ancien "elles (les Pyrénées) furent incendiées, dit-on, par quelques pâtres qui y avaient mis le feu. L’incendie ayant duré continuellement pendant un grand nombre de jours… et c’est de là que l’on a donné à ces montagnes le nom de Pyrénées". [ livre V chap XXXV de Diodore de Sicile] À moins qu’il ne s’agisse de la montagne du Dieu de la foudre et du feu dans la version Basque… mais dans tous les cas le feu et les Pyrénées sont étymologiquement indissociables.
19 Expression largement employée pour signifier les feux devenus incontrôlables provoquant quelques fois des incendies.
20 Les politiques actuelles préconisent le multi usage de la montagne qui favorise l’accès à la montagne de nombreux visiteurs pour y pratiquer toutes sortes d’activités de loisir alors même que peu de ces personnes sont avertis des risques liées au feu. D’un autre côté la perception du feu par certains biologistes, écologues ou écologistes tant à déprécier la pratique estimée par eux comme étant dommageable pour l’environnement. La conjugaison des deux durcit les contraintes administratives.
"L’écobuage" est enseigné en centre de formation professionnelle pour adulte (CFPPA) du lycée d’enseignement agricole d’Oloron Sainte Marie à Soeix. Il est considéré comme une pratique utile à la pousse de l’herbe mais aussi à "l’entretien" de la montagne.
La pratique du feu pastoral est aujourd’hui très encadrée.
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- DENDALETCHE C., 1978. Montagne et civilisation basques, éditions Denoël Paris, 182 p.
- DIODORE DE SICILE; Livre 5. Bibliothèque historique. En ligne
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- GALOP D.. Les apports de la palynologie à l’histoire rurale : la longue durée des activités agropastorales pyrénéennes. Études Rurales. La très longue durée. En ligne
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Les 23 éleveurs de Larrau
Aquitaine, Pyrénées-Atlantiques, Pays Basque, province de Soule, Communauté de communes de Soule, Commune de Larrau, hameaux et bourgs
Dates et lieu(x) de l’enquête : Commune de Larrau Avril à Juin 2011 et Mai / Juin 2012
Date de la fiche d’inventaire : Juin 2012
Nom de l'enquêteur ou des enquêteurs : Dominique Cunchinabe
Nom du rédacteur de la fiche : Dominique Cunchinabe, Laboratoire ITEM, EA 3002, programme de recherches "Inventaire du Patrimoine Culturel Immatériel en Aquitaine", Université de Pau et des Pays de l’Adour.
N° d'inventaire Ministère Culture : 2012_67717_INV_PCI_FRANCE_00287
Identifiant ARK : ark:/67717/nvhdhrrvswvk2k1
Comment contribuer à l'inventaire : la méthode : http://pcilab-new.huma-num.fr/contribuer
Accéder à la fiche sur Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Erekinka
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